Pour leur troisième album, Manuel Gagneux sort du monde virtuel, le temps d’une entrevue, depuis une ancienne maison de sa famille perchée (la maison, pas la famille) dans les montagnes vaudoises

À quoi vos fans doivent-ils s’attendre avec ce nouvel album, ‘Zeal & Ardor’ par Zeal & Ardor ?

Manuel Gagneux (guitare, chant) : Nous sommes dans une position un peu étrange ; le public s’attend au son caractéristique de Zeal & Ardor, tout en voulant expérimenter quelque chose de nouveau. Tout ce que nous avons établi ces dernières années est devenu plus extrême : les parties soul sont plus soul, les parties heavy sont plus heavy… Je dirais que si avant, c’était du vin, maintenant c’est du brandy (rires)

Et à quoi doivent s’attendre les néophytes qui n’ont encore rien entendu de votre projet ?

Manuel : En tant que groupe, nous avons été en quelque sorte une « drogue introductrice » au heavy metal pour de nombreuses personnes. Et plus on s’enfonce dans ce genre, moins c’est le cas. Celles et ceux qui ne nous connaissent pas seront un peu choqué-e-s. Notre nouveau single « Church Burns » est probablement le morceau le plus pop que l’on ait fait sur cet album. Ensuite tout le reste part en couille (rires)

Vous faites de la pop maintenant ?

Manuel : Ah ah, pas vraiment, bien que la structure soit ultra-classique, avec couplet-refrain-couplet-refrain, le phrasé et les rimes alternées… Le son est metal, mais la composition est très pop.

Parlons composition, justement. Vos musiques, pochettes, mises en scène et vidéos sont épurées et vont à l’essentiel, sans la complexité parfois superficielle que l’on retrouve dans le metal. Est-ce une volonté esthétique ?

Manuel : J’écris seul, je suis tout seul dans la maison de neuf heures du matin à minuit. Ça a l’air triste mais j’adore ça ! Certains artistes ajoutent des effets très bons, qui colleront parfaitement au morceau, et c’est super. Mais avant ça, il faut que le morceau soit déjà tangible, qu’il y ait quelque chose d’écoutable : la mélodie, les rythmes, tout doit coller. Parfois tout ce que je veux est déjà là, prêt à devenir une chanson, je n’ai pas besoin de triturer ma guitare pendant des heures ou d’ajouter du flanger à ma guitare. Du moins, c’est comme ça que je travaille et ça fonctionne très bien.

Tu écris seul, mais tu collabores avec ton groupe et d’autres artistes, n’est-ce pas ?

Manuel : J’adore collaborer avec les autres ! Mais j’aime avoir le plein contrôle de ma musique. Je suis un peu lâche, car je sais que Zeal & Ardor fonctionne bien avec moi aux commandes de l’écriture ; si nous collaborons avec quelqu’un et que ça sonne mieux, je me détesterais pour ne pas avoir essayé plus tôt ! (rires) Si je n’essaie pas, tout va bien. C’est une situation dans laquelle je suis toujours perdant !

Donc pour les prochains albums, resteras-tu le seul cerveau derrière Zeal & Ardor ?

Manuel : Oui, je suis le seul cerveau du groupe ! Tu peux t’arranger pour que mes musiciens lisent cet interview ? (rires) Zeal & Ardor et absolument un groupe à 100% et c’est probablement la dernière fois que j’écris tout tout seul, car nous avons une superbe alchimie et ce serait cool de les voir s’investir dans le processus créatif aussi. Je crois qu’il faut que je laisse mon ego de côté un peu… Nous sommes tous de très bons amis de Bâle, donc c’est important qu’ils aiment travailler avec moi. Un jour je leur ai dit « les gars, j’ai deux-trois concerts, l’un d’entre eux est le Roadburn, ça vous dit de venir jouer ? » Et trois-cent concerts plus tard, on se rend compte de l’ampleur que ça a pris ! Je n’aurais vraiment rien pu faire sans eux.

Alors finalement, peut-être aura-t-on droit à un changement de style sur un futur album ?

Manuel : Oui, c’est la vision, une sorte de communauté hippie où tout le monde participe. Tu sens que j’ai un peu picolé ? (rires) Mais peut-être. C’est ça la beauté des collaborations, tu ne sais jamais ce que ça va donner, et c’est ce qui en fait toute la qualité. Peut-être que notre prochain album sera une collection de morceaux transe, salsa, reggae, super intenses et tout !

Revenons à l’actuel, qui s’éloigne légèrement de l’influence gospel et blues très forte des premiers albums, il semble aussi plus ancré dans notre réalité, moins dystopique. Est-ce une évolution inconsciente, un changement de perspective ou bien un sens caché ?

Manuel : Non, ça n’a aucun sens ! (rires) Enfin, bien sûr, si, pour moi il a un sens profond. Je pense que tout le monde peut y trouver un sens, et justement, ça gâcherait l’album au public si on lui disait comment l’interpréter. Cependant, il y a une narration globale à travers mes albums : le premier était la vie en captivité, la condition d’esclave ; ensuite, ‘Stranger Fruit’ était sur la délivrance ; celui-ci s’interroge sur ce qu’il faut construire maintenant que nous sommes libres.

En plus de cette narration, t’inspires-tu d’autres œuvres ?

Manuel : Il y en a tant ! J’ai l’impression que chaque société est en train de construire son propre « metaverse », son univers parallèle… on devrait parler de multivers, à force. Mais j’adore ce concept, et celui de la Singularité (ndlr. moment où la technologie dépassera l’humanité en termes de progrès), ainsi que William Gibson et son idée de simulacres ou de réalité alternatives. Ce n’est pas direct dans ma musique, mais ce sont des travaux qui me font beaucoup réfléchir au quotidien.

De manière générale, est-ce que le metal est un genre qui devrait, comme le font vos albums, pousser les auditeur-ice-s à se poser des questions ?

Manuel : Les métalleux ont un avantage. Le metal, de par son essence, a un côté très créatif, imaginatif, où tu peux construire un univers avec beaucoup de potentiel. La musique t’inspire, te rend puissant. Si tu as un message très intéressant mais que tes chansons sont nulles, alors ça ne va pas marcher, il te faut les deux. Je dirais que le metal a l’immense chance de pouvoir véhiculer avec force des messages qui le sont tout autant. Mais ce n’est pas une nécessité. Je ne blâmerais personne qui n’a pas envie d’avoir un message dans la musique ! Si quelqu’un écoute Zeal & Ardor et qu’il n’a pas envie de comprendre les paroles, ça me va. Mais j’aime l’idée que les gens puissent trouver quelque chose de plus profond s’ils souhaitent creuser un peu. C’est comme les films : parfois tu veux voir un film d’auteur des années 60, du Godard, parfois tu veux voir un simple film d’action ! Ce sont deux expériences différentes mais tout à fait valides.

Qu’écoutait le Manuel Gagneux enfant ou adolescent ?

Manuel : J’écoutais beaucoup de Motown parce que ma mère en écoute beaucoup. Puis le punk, le metal, les trucs plus bizarres comme Terra Melos, The Mars Volta, Fantômas, ce genre de trucs. Des trucs de branleurs à la guitare (rires). Disons, au moins, un peu expérimental.

Et d’autres formes d’arts et cultures qui te passionnent ?

Manuel : NON ! RIEN D’AUTRE QUE LA MUSIQUE ! (rires) Et les films, aussi. Et je dessine pas mal. Et je lis énormément. Si vous lisez beaucoup sur l’anthropologie ou avez un collection de livres sur l’occultisme, vous pourrez peut-être trouver quelques références dans Zeal & Ardor.

Tu dessines beaucoup ? Est-ce que tu te destines à une carrière pluri-artistique ?

Manuel : Je suis en train d’écrire un roman graphique dans l’univers de Zeal & Ardor, où les esclaves américains recourent au satanisme pour se libérer. Je dessine un peu, mais pour l’instant c’est tout, car je n’ai pas beaucoup de temps, je dois te l’avouer (rires). Ce n’est qu’un début, à peine un script, mais l’idée est là… Oups, je réalise que c’est la première fois que j’en parle à quelqu’un ! On verra bien ! (rires)

Pendant les confinements, tu avais publié des vidéos hilarantes, à base de mashups entre Meshuggah & Justin Timberlake, Linkin Park & Abba,les Bee Gees & Dio… était-ce de la production maison ?

Manuel : Oui, je fais pas mal de mashups bizarres, quand je suis trop fatigué pour commencer à écrire, par exemple. Des amis disent que c’est un cri à l’aide silencieux ! Mais j’aime le faire, donc je ne sais pas s’ils ont raison. Peut-être que j’en referais un jour. Peut-être même que je sortirai un album de mashups, quand je serai à court d’argent et d’idée, mais alors ce sera une période sombre de ma vie.

Elles étaient vraiment géniales, surtout celle de Linkin Park & Abba, tu es un DJ dans l’âme !

Manuel : Merci ! C’était vraiment dingue, tout s’est mis en place parfaitement tout seul, je n’avais rien à toucher ! Si ça se trouve, Linkin Park est entré en studio, quelqu’un a demandé « comment on fait un hit ? », un autre à répondu « bah, comme Abba ? » et ils ont juste copié-collé Dancing Queen ! (rires)

Tu es encore enfermé dans une ancienne maison dans les montagnes vaudoises, mais… l’album est déjà prêt, n’est-ce pas ? Que composes-tu ?

Manuel : En ce moment je ne travaille pas sur Zeal & Ardor… j’écris aussi en secret pour des artistes pop, mais chut, ne le dites à personne !

T’inquiètes pas ton secret est bien gardé dans le Daily Rock !

Manuel : Oui exactement, garde ça secret via ton journal imprimé à des milliers d’exemplaires (rires) Mais sinon, j’ai aussi fait une collaboration avec Nergal pour Me & That Man. Par contre, quand il a posté des trucs fascistes sur Twitter… alors là, non, il n’y avait plus moyen que je continue. On avait déjà fait un clip et tout. Il y a aussi quelque chose qui va sortir bientôt, mais je ne peux pas t’en parler pour l’instant. En tout cas, je ne dirai pas que je ne suis pas en train de bosser pour Britney Spears en ce moment. (rires)

Comme tu as un intérêt pour l’intelligence artificielle, j’aimerais ton opinion par rapport aux musiques composées de A à Z par des algorithmes ?

Manuel : Je ne dirais pas que c’est innovant, du point de vue musical, parce que les réseaux de neurones profonds se basent sur des données, les nôtres, pour apprendre. Il faut entraîner ces réseaux avec notre musique, qui va les biaiser, et ils sont programmés par des humaines, au final. À moins qu’une de ces intelligences artificielles trouvent un moyen de créer quelque chose de radicalement nouveau, et ce n’est pas impossible. Après, les humains parviennent-ils vraiment à créer quelque chose de radicalement nouveau ? Ça nous ramène à la question de la Singularité technologique, finalement. Je tiens à dire que j’accueille nos Seigneurs Robots Tout-Puissants à bras ouverts, ce n’est qu’une question de temps, et je me réjouis – bonjour Scarlett ! Ce sera le sujet de mon prochain roman graphique, peut-être !

C’est bientôt la reprise des tournées, avec un seul stop en Suisse, à Zürich (le 21 mai). Pourquoi pas d’autres dates dans votre propre pays ?

Manuel : Ce n’est pas à cause de nous, on ouvre pour Meshuggah… Donc Zürich sera notre unique date helvétique, navré. Mais il est sérieusement question, potentiellement, de faire une tournée avec nous en tête d’affiche plus tard dans l’année. On ne veut pas dévoiler trop tôt vu la situation actuelle. Mais ce serait chouette, non ?

Oui ! En tout cas, j’espère déjà que vous êtes prêts pour cette tournée avec Meshuggah !

Manuel : Oh non, je les déteste ! (rires) Tu plaisantes, ça va être super ! Je prends tout avec des pincettes en ce moment, vu tout ce qui a été annulé déjà… Mais si cette tournée se passe, on va s’éclater.

D’autres actualités, du côté de Zeal & Ardor ?

Manuel : On vient de sortir un single, « Church Burns » (c’est le vrai titre), et nous sommes sur « New Music Daily » sur Apple Music… Ça veut dire que si tu ouvres l’application, où que tu sois dans le monde, aujourd’hui, l’écran d’accueil indiquera « CHURCH BURNS » ! Ça me fait totalement marrer ! J’apprécie la promotion, mais c’est une énorme entreprise, ils fument quoi ?! Ils croient vraiment que c’est une bonne idée ? (rires)

Un dernier mot pour nos lecteurs ?
Manuel : Je jure en finnois : vittu saatana perkele ! Mais sinon je dirais… Balzac : ‘Peau De Chagrin’. C’est un super livre, vous devriez le lire !

Album : Zeal & Ardor

Label : Radicalis Music
Note : 4/5

Site : www.zealandardor.com