En novembre 2021, le groupe de coldwave suisse a sorti son premier EP 4 titres « Empty Landscapes » sur le label allemand Cold Transmission et donné quelques concerts.

Rencontre avec Dolores (voix, guitares) et Freddy (machines et backing vocals) pour une interview fin décembre 2021.

[Ceci est la version intégrale de l’interview publiée dans le numéro 140 (mars 2022) de Daily Rock.]

Ma première question concerne le nom du groupe. Vous avez choisi de le dire en quelle langue ?
Dolores : Dans toutes les langues, cela dépend du contexte. Si on parle avec quelqu’un de germanophone, on dira Letten vier und neunzig et dans le Jura on dira nonante-quatre.

LETTEN 94, cela fait bien évidemment référence à l’ancienne scène ouverte zurichoise de la drogue, un endroit bien glauque qui évoquait surtout sida et overdoses. Comment expliquer ce choix ?
Freddy : Même si j’avais 5 ans à l’époque, j’ai été assez marqué par les images du téléjournal, l’institutrice qui disait de faire attention où on mettait les pieds dans la cour d’école à cause des seringues qui trainaient, ce climat-là. Indépendamment de cela, ce qui nous a surpris est surtout que cela a beaucoup fait réagir les gens, en particulier ceux qui étaient passés par là, qui nous demandaient si c’était ironique ou si on chantait à propos des drogues. Cela a fait plus réagir que ce à quoi on s’attendait.
D : On aime ce qui choque de manière générale. Nos textes ne sont pas en relation avec la drogue ou le Letten, plutôt avec l’atmosphère générale que cela dégage. Il y a un côté industriel qui est intéressant.
F : Nous avons a eu l’idée en regardant un documentaire sur le Letten de l’époque et il y a eu un moment marquant en 1994 avec la visite de Ruth Dreifuss qui se retrouve au milieu de ce quartier. Plus qu’une question politique, c’était aussi un peu cette vision qui représente une époque, aussi dans ses influences musicales, la chute du mur de Berlin, une nouvelle Europe qui se dessine et d’un autre côté tous ces gens avachis sur une voie de chemin de fer qui ne mène nulle part.

Est-ce que pour vous la musique est influencée par l’endroit où vous vivez ou d’où vous venez, en ce sens que l’on ne fait pas forcément de la coldwave quand on vit au bord de la plage ? D : Pas vraiment. Pour ma part, cela ne m’inspire pas. J’ai le sentiment de vivre à un endroit qui ne me correspond pas, avec des gens qui ne comprennent pas vraiment ce que l’on fait. En fait, cela m’inspire plutôt dans le sens inverse.

Freddy & Dolores (2021)

Est-ce que vous pourriez vous présenter tous les deux, vos parcours personnels et votre rencontre ?
F : J’ai beaucoup moins d’expérience musicale que Dolorès. Quand j’étais enfant, j’ai pris des cours de synthé avec un organiste aux talents multiples qui m’a appris à être polyvalent. Il y avait aussi un oncle en Belgique qui m’a fait écouter pas mal de techno sur les autoroutes belges, ce qui m’a influencé musicalement. Techniquement, on ne fait pas une musique très complexe.
D : Je joue en tant que bassiste dans un groupe de thrash, Sacrifizer, et aussi dans Triumph of Death, le groupe de Tom G. Warrior (Celtic Frost, Tryptikon, etc.). Je suis surtout passionnée de metal extrême, en particulier de Black Metal, mais j’avais vraiment envie de faire de la coldwave car c’est une musique qui me parle beaucoup et je trouve en fin de compte les atmosphères assez similaires entre le black et la coldwave. Cela reste une musique sombre et assez minimaliste, il n’y a pas vraiment de démonstration dans ce genre de musique et c’est ce qui m’a attiré. J’avais aussi envie d’un peu lâcher la basse et d’explorer d’autres choses. Avant cela, j’avais peu chanté, hormis dans un groupe de Stoner. Je faisais déjà de la guitare, avais pris quelques cours et j’ai eu envie d’en jouer et de chanter dans ce style-là parce que ma voix se prête plus à ce genre de musique.

Si vous deviez donner une étiquette à votre musique, coldwave est-il un terme qui vous convient ?
F : Oui, c’est le nom qu’on utilise nous-même pour décrire notre musique, C’est un terme un peu désuet de nos jours, qui renvoie surtout au début des années 80. Est-ce que cela correspond tout à fait à ce que l’on fait, peut-être pas, mais cela sonnait bien à nos oreilles.
D : Pour moi c’est plus le terme de coldwave en tant que tel qui va bien à notre musique et pas notre musique qui va bien avec ce terme. Nous sommes peut-être un peu plus modernes avec un côté electro plus mis en avant. Il faut aussi dire que ce n’est plus un terme très usité de nos jours.

Comment vous vous êtes rencontrés et décidés à faire de la musique ensemble ? F: J’ai habité quelques années à Bruxelles et en revenant, j’étais à la fois content de retrouver mon Jura natal, mais aussi un peu dépité par cet endroit. Par hasard, je suis tombé sur un lieu à Delémont qui n’existe plus suite à plusieurs déboires, la Cave à Mines, un endroit où étaient organisés des concerts de punk hardcore. Plus que la musique, c’était surtout l’ambiance sauvage qui me plaisait. Il y a quelques années, on s’est rencontré à cet endroit que nous fréquentions tous les deux. A un moment, on a commencé à faire de la musique ensemble un peu par hasard, quelques jams. A une soirée en particulier, j’étais en train de tester mes vieux synthés et on a fini par faire une reprise de « Be My Lover » de La Bouche, ralentie à 80 bpm. Dolores a commencé à chanter d’une voix extrêmement caverneuse et on a aimé le résultat.
D : En réécoutant le lendemain, on a trouvé cela pas mal, qu’il y avait un sacré potentiel et que ce cela pourrait être vraiment intéressant de faire de la musique ensemble. Même si on vient de deux milieux musicaux très différents, on partage tous les deux cette passion pour le post-punk et la coldwave.

Vous avez tous les deux pris un pseudo dans LETTEN 94. C’était une envie de rester anonymes ou plutôt de pouvoir incarner une personnalité différente par rapport à vos vies ou vos autres groupes ?
D : Oui, je ne suis pas la même personne sur scène avec Sacrifizer, Triumph of Death qu’avec Letten. C’est totalement différent. Je sépare totalement ces parties de moi.
F : Pareil pour moi, pas du tout le but d’être anonyme, mais plutôt de pouvoir avoir plus de liberté, pouvoir s’exprimer d’une autre manière. Et quelque part j’y vois également une influence de la musique industrielle.

Quels ont été les premiers feedbacks par rapport à ce premier EP ?
D : On a des bons retours de la part de gens de plusieurs pays. Je suis plutôt agréablement surprise et cela me motive à faire un album.
F : Moi ce qui m’a fait plaisir, c’est que les gens dont on a eu des échos viennent d’endroits très variés, avec des influences musicales différentes.
D : Même si le nom de notre groupe fait référence à la Suisse, finalement il y a plus de personnes à l’extérieur du pays qui s’intéressent à nous. Ce que j’ai trouvé surprenant aussi, c’est qu’il y a beaucoup de fans de metal extrême qui apprécient notre musique.

Empty Landscapes (2021) – Premier EP 4 titres

Vous avez déjà fait quelques concerts, comment cela s’est passé ? Avec 4 titres à votre actif, comment se présente la setlist ? Vous arrivez à tout faire à deux ?
D : Bon, on ne va pas être d’accord sur le nombre de concerts donnés ! (rires)
F : On a une dizaine de titres qu’on joue en live : cinq qui sont des compositions et le reste qui sont des covers revisitées dont certaines seront remplacées par la suite quand on aura plus de matériel à nous.
D : On est deux sur scène, je chante et joue de la guitare alors que Freddy est aux machines et fait quelques voix
F : Le duo de coldwave classique en fait.
D : On est bien à deux, on se comprend très bien. Freddy est un peu celui qui amène le côté froid et protocolaire avec ses machines et moi je suis plus dans l’émotion.

Au niveau de la composition, comment est-ce que cela se passe ?
D : C’est assez varié à ce niveau-là. On a déjà plusieurs fois trouvé des idées en jammant, mais Freddy est aussi souvent arrivé avec des idées qu’il avait déjà composées au synthé et ensuite on les a peaufinées jusqu’à en faire un titre. Il y a même un texte sur l’EP qui a été écrit par Freddy.
F : D’ailleurs, on toujours signé toutes les compositions à deux car on est très complémentaires.

Quelles sont vos influences dans ce style musical ? Est-ce qu’il y a par exemple un artiste avec qui vous souhaiteriez collaborer ou partir en tournée avec ?
D : Il y en a beaucoup qui sont morts. Parmi ceux qui existent toujours, j’aime beaucoup Selofan, un groupe de coldwave qui vient de Grèce, que je trouve absolument génial. Une artiste que j’inviterais bien pour une collaboration, ce serait Anika. Pas vraiment de la coldwave, un style assez difficile à définir, c’est plutôt de la pop expérimentale avec un côté électronique.
F : Dans ce domaine, en dehors des classiques du post punk, j’ai été assez inspiré par la scène berlinoise ou allemande qui a amené l’énergie du punk, plus intuitive, plus organique, dans la musique électronique. Par exemple, des groupes comme Liaisons Dangereuses, Malaria! ou encore DAF.
D : On a oublié de citer un artiste actuel que l’on aime tous les deux : Xeno & Oaklander, duo new-yorkais, probablement les seuls qui peuvent sortir de l’émotion de synthés modulaires. F : Il y a beaucoup de gens qui se perdent dans la technicité et qui finissent par jouer tout seuls, alors qu’eux ils arrivent à jouer en live. Sean McBride fait des nappes incroyables et Liz Wendelbo a une voix exceptionnelle, très douce et cristalline. C’est le groupe le plus « Vieille Europe » d’Amérique.

Sur ce premier EP, il y a quatre titres un peu dans la même veine, avec des rythmes assez similaires. On ne retrouve pas, comme souvent dans la coldwave, des morceaux avec des rythmes plus durs, plus martiaux. C’est quelque chose que vous seriez tentés de faire par la suite ?
D : Oui, absolument.
F : C’est prévu !

Dernière question, qu’est-ce qui est prévu pour 2022 ?
D : On va surtout se concentrer sur la composition pour sortir un album.
F : En 2021 on a investi pas mal d’énergie à mettre tout cela sur pied, régler l’administratif, préparer les concerts et améliorer le son pour pouvoir tout jouer en live. En 2022, nous aimerions enfin nous remettre à composer.
D : On se complique un peu la vie avec le son mais cela en vaut vraiment la peine.
F : Nous avons déjà pas mal d’idées dans nos magnétos et on va vraiment se concentrer là-dessus.
D : J’ai pas mal de dates de concerts reportées à 2022, en particulier avec Triumph Of Death, mais je ne compte pas moins m’investir pour LETTEN 94.

Crédit photos : Géraud Siegenthaler