Je vous parle du Temps que les moins de vingt ans ignorent qu’il se nomma Le Nouveau Quotidien. Y avait paru, à mes 17 ans tout frais, une chronique du cinquième album studio de Ministry, dont nous étions tous strictement infoutus de prononcer le nom mais qui devint rapidement une borne de marbre jalonnant notre apprentissage musical. Le chroniqueur concluait sa recension en enjoignant la jeunesse à poser le vinyle sur la platine du salon familial et pronostiquait deux réactions possibles : son immédiate destruction par les autorités parentales, suivie d’un confinement indéfini dans notre piaule d’ado, ou un passage de tous les meubles du ménage à la hache pour une écoute collective autour d’un grand feu de joie barbare.

Devenu père de famille à ma grande stupéfaction, je confesse regarder mes armoires et étagères d’un oeil malveillant quand résonnent les premières mesures de ce monument du métal indus naissant.

D’un bout à l’autre de ces trois quarts d’heures de colère triplement distillée, le son est délibérément sale, compact, congestionné comme un muscle à la limite de la rupture. Rares sont les titres où les brames d’Al Jourgensen ne sont pas trafiqués à les rendre méconnaissables, sans tomber pour autant dans les poncifs des grognements deathmetalleux déjà populaires à l’époque. Aux structures punk s’ajoutent un son métal crasseux et des bidouillages indus et boucles bruitistes, dont le seul objectif est d’appuyer la force de frappe, comme des nuées de Stukas survolant l’avancée de brigades de Panzers.

« N.W.O. » lance les hostilités sans chercher à faire de prisonniers : bienvenue dans une ambiance La Chenille Qui Redémarre lors d’un apéro dînatoire cannibale dont vous êtes la charcuterie. La sirène lancinante ponctue ce rythme mi-martial mi-dansant comme une bande-annonce pour le reste de la galette : ne pas s’attendre à du confortable, on est là pour s’en prendre plein le groin. « Just One Fix » enfonce le clou dans le cercueil à grands coups de front, avec une intro reflétant sans doute la prise de came massive qui précéda l’enregistrement de l’album, aux dires mêmes de ses compositeurs.

Avec « TV II », on plonge dans l’esprit de ceux qu’on ne qualifiait pas encore de komplotistes, pour une séance d’agressivité d’autant plus radicale qu’elle est strictement dissociée : le matraquage instrumental (il joue de la gratte à la perceuse ?!) et les diatribes engluant le micro de salive se suivent sans se croiser, donnant à cet ensemble déstructuré une touche de complète hystérie.

« Hero » est un hymne punk pur jus, qui semble avoir été expressément écrit pour faire perdre son permis de conduire en multipliant les infractions à Via Senculera. Couplets et refrains ? Des barrés basiques, des aboiements inaudibles, un parfum d’émeute et de bière forte à température ambiante, de quoi être pis que glauque au réveil, mais au moins pour une meilleure raison que votre navrante apnée du sommeil quotidienne, non ?

La pression va crescendo, de même que le rythme de croisière avec « Jesus Built My Hotrod », nouvelle et supérieure ode à la vitesse et aux dérapages que l’on prétendra contrôlés si on y survit. Jourgensen lâche son micro et le confie aux mauvais soins du chanteur (?)des Butthole Surfers, qui soit-dit en passant partage avec Anal Cunt le titre du meilleur nom de groupe de la galaxie. Notons là aussi au passage un petite puterie du groupe, qu’il l’ait délibérément acceptée ou plus banalement ignorée : le clip furibard accompagnant le titre rognera allègrement la citation d’intro, passant de Jerry Lee Lewis dans rôle du Démon et de Jésus en tant que son prophète, à un pauvre « Jesus was the devil ». Mais vous connaissez la maison : ici, on pinaille.

Premier titre de la face B (y connaissent pas… y sont mignons…), « Scarecrow » fait passer le disque de la cinquième à la seconde sans transition. Le son se fait immense, d’envergure cosmique, d’une pesanteur incalculable. C’est le moment de sortir les allumettes (pour les cierges) et les lames de rasoir (pour les avant-bras). Effondrement rythmique bien logique après l’accélération folle des deux titres précédents : voilà la sortie de route fatale et la réduction du véhicule à une boule mêlant tôle et organes en une même savoureuse bouille.

Préliminaire tout naturel au véritable requiem de l’album : « Psalm 69 », qui se permet l’audace d’une lourdeur plus écrasante encore, alternant avec un tempo propice au pogo avec élan, tandis qu’une voix hallucinée s’époumone en incantations impures sur ce qui doit bien tenir lieu de refrain. Après ça, toutes les terres ayant été brûlées et les sources empoisonnées, l’on peut passer avec une aigre sérénité aux deux derniers titres, en forme de double coup de grâce, si j’ose dire.

Voici venir d’abord l’épileptique « Corrosion », fait pour vriller les nerfs d’un yogi sous kétamine, et le catastrophique « Grace », que mes survivants voudront bien jouer à plein volume lors de mes funérailles, ne serait-ce que pour son outro, une boucle de coups de feu que quelques DJs ont sans doute récupéré pour en faire des atrocités sonores propres à me rendre envieux de ne pas mieux maîtriser les logiciels qui permettent ce genre de plaisanteries.

Si quelqu’un vous affirme qu’on trouve aisément l’intégralité de cette déclaration de haine sur youteube, il vous ment, alors n’essayez pas de le trouver, vous risqueriez d’y prendre goût et de foutre en l’air les miettes résiduelles de votre intégration sociale, et ça sera encore de ma faute.