«Pour comprendre Ghost, il faut comprendre mon histoire»

Dans le bus de tournée du mystérieux sextet, un homme ambitieux, la mi-trentaine, prend langue avec nous: le Pape Emeritus III, créateur et mentor du groupe le plus paradoxal de la décennie.

Depuis cinq ans, un groupe de metal ne cesse de polariser l’attention: on adore ou on déteste Ghost. Les Suédois, qui avancent masqués, produisent un rock racé, romantique, flamboyant, flirtant avec différents genres sur fond de satanisme philosophique. Leur rock est on ne peut plus éclectique: H.I.M., Paradise Lost, King Diamond, Kansas, Toto, Alice Cooper, Ozzy, Enigma ou Simon & Garfunkel, tous y sont référencés, sans compter les clins d’œil aux musiques de film et un recours massif aux chants grégoriens. Un cocktail explosif qui a séduit Dave Grohl, James Hetfield et Iron Maiden, et qui leur vaut un statut de groupe culte. Révélations.

Votre imagerie sans équivoque peut rebuter le mélomane. Pourtant, votre univers musical est très mélodique et varié. Jouez-vous avec ce paradoxe?
Notre interlocuteur: On nous le dit souvent, c’est une réaction courante. Chez Ghost, l’image et la musique ne semblent pas aller de pair. C’est à la fois une bénédiction et une malédiction. Une bénédiction, parce que de nombreux fans rejoignent nos rangs par attrait du spectaculaire: des fans d’Alice Cooper, de Kiss, qui deviennent fans de Ghost. Une malédiction parce que certains s’arrêtent aux apparences et ne prennent pas la peine d’écouter notre musique. Mais je le sens et l’espère: si nous restons ensemble assez longtemps, les gens nous connaîtrons. Nous n’avons jamais eu l’intention d’être immédiatement accessibles, d’être facilement «digérés». Notre succès est grandissant et notre difficulté est de continuer à rester fidèles à ce que nous faisons, qui est très singulier, tout en étant assez accessibles pour espérer toucher le plus grand nombre.

Étonnement, c’est un sentiment de joie qui se dégage de votre musique, une énergie positive. En êtes-vous conscients?
C’est absolument intentionnel. C’est ce qui nous différencie de la majorité des groupes qui utilisent une imagerie semblable à la nôtre. Notre musique n’est pas agressive et notre état d’esprit n’est pas négatif, au contraire de la plupart des groupes de black ou de death metal. Nos concerts sont joyeux, les gens chantent, dansent, sourient. J’ai toujours pensé que l’église était déprimante, qu’elle ne procurait aucun plaisir. De manière analogue, ces trente dernières années, le heavy metal fait preuve d’un certain conservatisme empreint de traditions et d’idéaux figés. C’est carrément du puritanisme musical.

Si les gens aiment le conservatisme, c’est qu’il apporte une certaine sécurité, non?
C’est cela et ce n’est pas négatif en soi. D’une certaine façon, je suis également conservateur en tant que fan de metal: je n’aime que ce qui a été produit de 1980 à 1993. Rien d’autre. C’est restrictif, mais personne ne dit qu’on doit tout aimer, non? Ce qui m’importe avant tout, en tant que fan comme en tant que musicien, c’est l’authenticité. L’authenticité, c’est l’alpha et l’oméga. Ce que nous faisons est très polarisant, mais en fait très léger: nous ne sommes qu’une bande de jeunes metalheads rigolos et décontractés. Et les mille personnes qui viennent chaque soir à notre concert ne peuvent qu’acquiescer.

A voir la large palette de genres musicaux qui est la vôtre, il est difficile de deviner d’où vient Ghost.
Pour comprendre Ghost, il faut comprendre mon histoire. J’ai grandi dans une famille monoparentale, élevé par ma mère, qui était très libérale et cultivée, aux côtés de mon grand frère, de treize ans mon aîné. Il y avait beaucoup de musique à la maison. J’ai donc baigné dans un flux de culture. Tout petit, j’écoutais à la fois le générique des Schtroumpfs et la musique qui passait à la maison. Ma mère écoutait les Beatles, les Stones, Janis Joplin, Pink Floyd, Hendrix, les Doors. Mon frère s’habillait comme un punk et aimait les Sex Pistols, les Damned, les Sisters of Mercy, Killing Joke. Kim Wilde et Eurythmics passaient en boucle à la radio. J’ai été marqué par les mélodies de Mike Oldfield ou Jon & Vangelis. Et puis mon frère me prenait partout avec lui à des concerts et des fêtes. Un jour de 1984, alors qu’il avait acheté un paquet de disques, il m’en a remis un «Love gun» de Kiss. Ça a été le déclic. Dans la foulée, j’ai découvert Mötley Crüe, Twisted Sister et W.A.S.P, soit la crème du «shock rock». Ce genre était un véritable mode d’expression, que Ghost ne fait que perpétuer. Puis je me suis ouvert au rock progressif grâce à Pink Floyd. J’ai compris qu’il était possible, et permis, de jouer des accords étranges et des rythmes compliqués. Finalement, j’ai été baigné dès la puberté dans le heavy metal extrême et underground, à caractère satanique. Voilà pour l’aspect diabolique du groupe. Si l’on y regarde de plus près, Ghost n’est que la prolongation de toutes mes expériences musicales.

A l’heure des réseaux sociaux, combien de temps encore espérez-vous pouvoir conserver votre anonymat?
Notre premier album est sorti en octobre 2010. A l’époque, nous étions certains qu’un mois après, tout le monde saurait qui nous étions, que le secret serait ruiné en un rien de temps. Mais finalement, rien n’a vraiment été complètement révélé sur Internet. En fait, ce sont nos fans qui sont devenus très protecteurs. Nous n’avons rien à nous reprocher, donc le fait de perdre notre anonymat ne serait pas un drame du tout. Cette idée ne m’empêche pas de dormir. Tout dépendra du niveau d’intérêt et de célébrité que nous atteindrons à l’avenir. Nous sommes conscients que nous ne resterons pas anonymes jusqu’à la fin de nos jours. La plupart de nos fans sont là pour le spectacle, ils veulent s’amuser et se fichent pas bien mal de qui nous sommes. Et nous ne pouvons pas leur promettre de conserver Ghost pour le restant de nos vies. La question de notre identité est moins importante qu’il n’y paraît. L’entité Ghost est plus forte que ce que nous sommes individuellement.

Je vais te poser une question: connais-tu le nom du batteur de Coldplay?
Pas du tout.

Sais-tu au moins quelle tête il a?
Vraiment pas.

J’adore Coldplay et moi non plus, je ne connais pas son nom. Et s’il s’asseyait là à côté de nous, je ne saurais pas que c’est lui.
Belle démonstration!

Au fond, quel est le message que vous chercher à transmettre?
Notre image apporte un côté fantaisiste. Mais au-delà de cela, nous avons un message d’actualité. Nous cherchons en fait à peindre le diable sur la muraille. L’idée du diable est à la fois cool, excitante et totalement absurde. La religion n’est pas mauvaise en soi. Le problème réside dans le fait que les gens n’acceptent pas ce qu’ils ne peuvent pas expliquer. Si nous nous mettions tous d’accord pour dire ensemble que «nous ne savons pas» ce qu’il y après la mort, le monde serait un meilleur endroit. C’est ce que j’essaie d’enseigner à mes enfants. Je ne suis pas pour brûler les églises, mais pour rester ouvert et curieux des choses. Je ne suis pas athée, j’essaie d’écouter les murmures dans les murs des églises. Et dans nos concerts, j’essaie de favoriser le sentiment d’une présence divine, sans vraiment savoir qui elle est.

Vous devez régulièrement faire face à une certaine opposition. Avez-vous davantage de craintes suite aux événements tragiques du Bataclan?
Ce serait mentir que de dire que nous n’avons pas peur. Mais pas question de changer nos plans. D’ailleurs, en février, nous irons donner sept concerts en France. Il faut rester debout et tenir bon. Ces assassins ont clairement franchi une limite. Je n’aimerais pas avoir leur karma.

Interview réalisée le 19 novembre 2015 à Genève

(c) Ghost

GHOST – Le Pape Emeritus III au confessionnal

«Rentrez chez vous et faites l’amour!»

Paradoxal, tel est l’adjectif qui sied le mieux au sextet basé à Norköping et qui est en passe de devenir le phénomène de la constellation métallique, notamment après avoir remporté le Grammy du «Meilleur album métal de l’année» grâce au génialissime «Meliora».

Strasbourg, un soir glacial de février. L’église Notre Dame de Lourdes est triste et vide. Dans la même rue, la grand-messe du plus mystérieux des groupes rock affiche sold-out à la «Laiterie». Et il y règne une joie et une communion indescriptibles. Quel contraste. Le chanteur et mentor du groupe suédois  nous a reçus à nouveau en exclusivité et en toute courtoisie.

Nous nous sommes entretenus avec vous à Genève quelques jours après la tragédie du Bataclan. Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis cette terrible nuit?
Papa Emeritus III: Pas autant de choses que nous pourrions l’imaginer. Nous avons certes un dispositif de sécurité, mais certainement pas une armée de gardes du corps. Les armes que certaines de ces terroristes utilisent lors de leurs attaques ne sont pas imposantes et sont faciles à dissimuler. Nous aurions besoin d’une armée pour être totalement en sécurité. Nous avons délibérément choisi de ne pas céder à la peur et à la panique. Mais cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas conscients, d’un point de vue mental, des risques possibles. Avant les événements du Bataclan, nous ne faisions pas attention aux sorties de secours. C’est devenu une préoccupation. Mais nous ne pensons pas faire partie des cibles potentielles de ces individus, car nous critiquons uniquement la religion chrétienne.

Le nombre de ceux qui vous suivent est grandissant. Le fan de Ghost a-t-il un profil-type?
Pas vraiment. La qualité qui rassemble tous les fans du groupe, c’est la politesse. Nos fans sont pour la plupart intelligents et calmes, et n’ont aucune agressivité. En fait, Ghost est un groupe raffiné qui attire les gens pourvus d’un certain discernement. L’inverse est aussi vrai: les internautes qui critiquent violemment le groupe ont la plupart du temps un profil plutôt primitif. Ils aiment les armes, la musculation et les gros camions, et ont de propos en-dessous de la ceinture. On ne peut pas dire qu’ils aient un niveau intellectuel très élevé. Nos concerts attirent des familles, des grands-parents avec leurs petits-enfants, des ados, des metalleux aux longs cheveux, des quadragénaires bien dans leur peau.

En l’espace d’une semaine, le rock a perdu deux icônes: Lemmy et David Bowie. Laquelle a eu le plus d’influence sur le parcours de Ghost?
Les deux, car j’ai été mis en contact, musicalement parlant, avec les deux dans ma jeunesse. David Bowie, tour à tour superstar ou fantôme, m’a fait découvrir le shock rock, m’a initié à la théâtralité du rock. Quant à Lemmy, il faisait partie du noyau dur du monde du metal. Il venait de la rue. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises dans des festivals ou au Rainbow à Los Angeles. J’ai découvert Motörhead en 1987, avec l’album ‘Rock’N’Roll’, un album qui fait partie de mes souvenirs musicaux les plus anciens. Lorsque mon épouse, ma meilleure moitié, m’a annoncé son décès, je l’ai pris personnellement. J’ai eu l’impression d’avoir perdu un oncle. Un oncle que je ne voyais pas souvent, mais que je savais toujours là à quelque part, solide et fiable. Je réalise que Lemmy n’est plus là et que j’ai grandi, que je ne suis plus un enfant. Avec son décès, c’est tout un pan d’une génération qui a disparu soudainement.

Vos enfants comprennent-ils ce que vous faites?
Ils le comprennent très bien. Ils sont en âge d’aller à l’école. Un jour, j’ai demandé à ma fille: ‘Sais-tu ce que fait papa comme métier?’ Elle m’a répondu: ‘Oui, tu joues dans un groupe de rock, tu te déguises sur scène et tu reçois de l’argent pour faire ça.’

Quelles sont les valeurs que vous essayez de leur transmettre?
J’essaie de leur faire comprendre qu’à leur âge, la chose la plus importante, c’est l’école. Là-dessus, je suis intransigeant. Je ne veux pas prendre le risque qu’ils se désintéressent de l’école. Par contre, quand ils me demandent si j’aimais aller à l’école, là j’ai un problème, car j’ai perdu tout intérêt pour l’école à l’âge de douze ans. Deux ans plus tard, j’ai carrément envoyé chier le système scolaire, tout cela à cause d’une vieille prof qui me détestait et m’humiliait. Une vieille sorcière terrifiante qui pensait que j’incarnais Lucifer dans sa classe! En fait, je ne suis pas un bon exemple d’assiduité scolaire. Mais avec le recul, je constate que tout ce que j’ai réussi dans ma vie jusqu’ici, je ne le dois aucunement à une quelconque réussite scolaire ou à un diplôme. Et heureusement! Car cela voudrait dire que ceux qui ne réussissent pas scolairement n’auraient aucune chance dans la vie. Notre système est de plus en plus élitiste. Mais si vous avez de la volonté, un tant soit peu de jugeote, des valeurs et une bonne attitude, il est possible de réussir votre vie même si vous n’avez pas été très loin dans le cursus scolaire. L’essentiel est de savoir saisir sa chance au bon moment. Dès que j’ai eu l’occasion de faire quelque chose de Ghost, je l’ai saisie aussitôt. Avant Ghost, je n’ai pas eu de succès dans ce que j’ai entrepris musicalement. Je dirai donc à mes enfants que la voie des arts n’est pas la voir facile. Je leur dirais plutôt: ‘Appliquez-vous en maths et devenez médecins.’ Ou encore mieux, agents dans l’industrie musicale. Ce sont eux, dans ce business, qui se font le plus d’argent. Plus sérieusement, il faut leur apprendre à voir le monde tel qu’il est et les persuader que malgré les guerres, les abus et la situation en Syrie, le monde n’est pas si horrible que cela. Par contre, ma femme et moi ne leur avons rien dit au sujet de ce qui s’est passé au Bataclan, pour ne pas qu’ils s’inquiètent pour moi.

Vos textes sont résolument blasphématoires et sataniques. A quel point croyez-vous aux paroles que vous chantez ?
Mon imagination est très fertile. Je me vois comme quelqu’un de spirituel. Il y a en moi une part intellectuelle qui bute sur la notion de croyance. Ce que j’entrevois dans ma spiritualité, est-ce le fruit de mon imagination ou y a-t-il une part de réalité? En fait, je suis agnostique: je ne veux pas croire qu’il n’y a rien du tout au-delà de nous. Je suis ouvert à une force créatrice qui nous dépasse et qui conserve un certain équilibre des choses. Je ne serais pas contre le fait que cette force supérieure mette un terme au mauvais karma de l’humanité. Chacun de nous devrait avoir du respect vis-à-vis des croyances des autres, tout simplement parce que nous ne savons rien de l’au-delà. Nous ne savons pas! Ceci dit, d’un point de vue culturel, je suis attiré par l’idée du diable. Dans les arts, la littérature, le cinéma, l’imagerie diabolique tient une place importante qui m’a toujours attiré. L’enfer est une création des artistes et le diable un personnage comme ceux de Tolkien ou Star Wars. Je considère tout cela comme de l’art. Au même titre, les églises représentent également un héritage culturel et historique important. J’y retrouve une certaine énergie.

Existe-t-il un parallèle entre la musique et la spiritualité?
La musique a quelque chose de magnifique et de transcendant. D’une certaine manière, elle est proche de la spiritualité parce qu’elle crée une forme d’euphorie. Elle rend heureux. D’où notre message à la fin de chacun de nos concerts, avant d’entonner ‘Monstrance clock’: ‘Rentrez-vous chez vous et faites l’amour!’

Interview réalisée le 2 février 2016 à Strasbourg

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