S’il est un artiste qui n’emprunte pas les chemins pavés du conventionnel pour s’épanouir dans son art, c’est bien lui.
Je parle d’un artiste qui a connu ses quinze minutes de gloire Andy Warholienne au début des années 90 avec un groupe immensément populaire, groupe dont le chanteur nous a quittés beaucoup trop tôt, de son propre chef, pendant que notre artiste tentait de bâtir, brique par brique, son petit héritage culturel selon ses propres règles.
Bon, à première vue, on pourrait croire que je parle de Dave Grohl, et c’est vrai que les similitudes frappent fort. Mais je vais vous faire une confidence : je n’aime pas beaucoup les Foo Fighters. Ils boivent beaucoup trop de bières, et j’aime les artistes qui montrent de la retenue … prémisse de sarcasme ici ? Voyons voir !
Car je parle bien sûr de Serge Robert, cet homme étrange dont le prénom Serge n’est pas très glamour et n’évoque en rien la modernité dans l’univers des trompettes de la renommée, toujours prêtes à réclamer leur dot de fulgurance exacerbée pour les besoins « flashy » de notre époque épique. Mais cet homme a tout de même choisi de mettre ce nom de l’avant, et même de le souligner d’un trait gras avec un tout aussi déphasé « Mononc » comme accompagnateur et voilà que Mononc’ Serge pointe le bout de son nez dans un paysage québécois qui en avait bien besoin, sans le savoir.
Juste par ce nom à consonance agraire, Mononc Serge marque, en un sens, son propre refus global. Car ne vous y trompez pas : l’homme est intelligent. Il possède une culture étymologique et littéraire, un sens du rythme, du phrasé, et une précision chirurgicale dans le choix des mots qui n’aurait pas à pâlir devant les grands sbires de la chanson d’expression française.
C’est ce point que je veux mettre en avant ici, en vous démontrant que, sous le burlesque et la roideur de façade des textes agressifs ou vulgaires, se cache une boue fertile, engraissée d’azote d’urine et de fumier d’excréments, d’où émergent de nobles champs d’iris (et quelques plants de pot bien dodus, de ci, de là).
Une chose importante à savoir, c’est que Serge s’est fait transfuge à plusieurs reprises pour faire en sorte que son personnage puisse passer partout, à toutes les sauces, pour tous les genres de public et d’événements. Sa formule acoustique, seul à la guitare, ses spectacles festifs avec Pépé et sa guitare, ses spectacles « concept », souvent plus « con » que « cepts », avec sa bande habituelle des Crosmonautes/Sportifs/Accommodements raisonnables ne sont que quelques exemples de sa versatilité mais de toutes les incarnations que peuvent prendre le personnage de Mononc’ Serge, celle avec le groupe de métal Anonymus demeure la plus fulgurante. C’est assez étonnant pour un projet qui se voyait plutôt comme un banc de test pour le plaisir de l’inédit.
Moi-même, à la sortie du premier album du groupe (L’Académie du massacre), je n’étais pas 100 % en phase avec l’idée, car les chansons reprises pour le projet, je les connaissais déjà et je les appréciais souvent d’avantage dans leur version d’origine. Mais les cinq chansons inédites qui côtoyaient les relectures d’anciennes pièces m’ont fortement impressionné. Je me disais que cet album fonctionnait grâce à ces nouveautés, mais ce n’était pas mon préféré…
Puis vint l’album Musique Barbare, et là, ce fut un gros OUI de ma part. Je le considère comme un chef-d’œuvre québécois du genre, et chaque pièce est bien à sa place. Avec le projet Anonymus, Serge en profite pour passer ses textes les plus graveleux, trash et drôles, et parfois les trois à la fois, mais ce ne sont pas ses meilleures trouvailles au niveau de la recherche de profondeur, même s’ils sont efficaces au niveau de l’instantanéité festive.
Et voilà qu’en novembre 2024, 16 ans après la dernière association sur disque du super groupe, nous arrive Métal Canadien Français.
… Et quelque chose a changé au niveau de la maturité. La fermentation d’un bon vin riche en tannins qui prend de la stabilité avec le temps. Toujours est-il que ce nouvel album recèle de la profondeur insoupçonnée. L’occasion est donc belle pour moi de relier mon introduction d’un Serge littéraire et précis avec son projet plus grivois, en en faisant une description, chanson par chanson, pour cet étonnant album qui éveille mon intérêt plus je l’écoute allant même jusqu’à dépasser le sacro-saint Musique Barbare.
Métal Canadien Français
LE SENS GÉNÉRAL
L’album en entier s’inscrit dans une mentalité d’autocritique du genre métal, dans le concept du vieillissement de ses protagonistes.
(Note à moi-même : Tu sonnes comme de la mouise excrétée par Chat GPT, change de ton.)
Heu, ok, en effet, mais ce que je veux vraiment dire, c’est que le monde du métal, en général, se prend très au sérieux selon les détracteurs de ce style et cet album se veut un peu le désarmortisseur de ce cliché.
La pauvreté du musicien underground, le désir de faire montre de technicalité musicale plutôt que de convivialité, tout y passe, et Serge et Anonymus sont dans le tordeur pendant le processus.
1 : La ligue du vieux Pouèl
On entre directement dans le vif du sujet avec l’ironie de voir vieillir cette caste de la société, dans cette pièce d’autodérision pure.
_ Vieux métalleux fait d’l’arthrite
P’us capable de jouer d’la guit
Vieux métalleux Alzheimer
Oublie qu’y est au show d’Slayer
La ligue du vieux pouèl (6X)
Vieux métalleux qui en arrache
Qui perd son dentier dans l’trash
Y perd aussi sa marchette
Pendant l’show de Megadeth
La ligue du vieux pouèl (6X) _
D’emblée, cette introduction donne le ton, et cette musique violente avec ce texte rigolo nous montre clairement ce qui nous attend pour le reste de l’opus.
Quelques bonnes trouvailles phonétiques plus tard :
_ Vieux pouèl qui échappe son manger mou
Sur son gilet de Mötley Crüe _
Et nous retrouvons cette conclusion qui résume bien les intentions du groupe :
_ Quand t’es vieux pis tu fais du métal
T’essayes d’avoir l’air méchant, mais t’as juste l’air cave _
Et aussitôt, le premier cliché d’élitisme associé à la musique métal est abattu.
2 : Métal Canadiens Français
Cette pièce (qui a finalement donné son nom à l’album) visait à définir le style de métal du groupe et du métal québécois en général sous une nomenclature officieusement officielle. La musique métal aime beaucoup se couvrir de genres et de sous-genres pour définir, selon leur humeur, le côté exclusif de leur musique vis-à-vis du métal en général. Je n’ai jamais su pourquoi. Sûrement que c’est par lassitude d’entendre les néophytes de ce genre conclurent d’une écoute fugace de ce style: « C’est y’ienque du bruit le métal et c’est toujours pareil. »
Toujours est-il que Serge, en allant dans le sens burlesque et qui rappelle un peu Bob Gratton, a choisi le terme Métal Canadien Français, et c’est un excellent flash.
_ Moitié d’la vallée du St-Laurent, moitié de l’enfer
Moitié Jos Montferrand, moitié Lucifer
Il marie les blast beats de Napalm Death
Et les tapeux d’pieds de la région d’Joliette
Métal qui dégage des odeurs de soupe aux pois
De sirop d’érable et de pâté chinois
Il porte un coat de cuir, il a les cheveux longs
Pourtant il trippe sur la Poune et sur la Bolduc
Autant il est possédé par le démon
Autant il capote sur les cabanes à sucre
Dans l’ombre, le fantôme de Ronnie James Dio
Fraye avec celui d’Oscar Thiffault
Et de leur rencontre, un nouvel métal naît :
C’est le métal canadien-français _
3 : La bataille du vendredi Saint
On nous décrit ici un épisode bien sombre pour les uns et jouissif pour les autres, selon qu’on soit honnête ou qu’on veuille se donner bonne conscience : l’épisode de la bataille du vendredi saint entre les Nordiques de Québec et le Canadien de Montréal dans les séries de 1984.
Ce match s’est soldé par une victoire du CH, mais surtout par deux bagarres générales et des souvenirs (et des bleus) plein la tête pour les partisans des deux camps.
On y fait bien sûr l’apologie de cette violence, mais en sous-texte, on se paye surtout la tête de ceux qui prendraient la chanson au premier degré.
Serge Robert a un incroyable talent pour lancer des idées à partir de l’extrême centre, en amassant au passage des partisans de la gauche et de la droite qui ne savent pas comment prendre l’écriture ouverte de Serge.
Dans ce concept de partie de hockey, je dirais que le Team Premier Degré et le Team Second Degré s’affrontent dans une partie vouée à une égalité, car Serge est un magicien pour faire disparaître ses intentions personnelles et assumer le droit à l’incohérence dont il se réclame.
D’un point de vue personnel, je trouve que c’est en ce sens précis qu’il ressemble le plus à Plume Latraverse et qu’il en est le digne fils spirituel.
Ils ne sont pas des donneurs de leçons, ils sont des proposeurs, et chacun des auditeurs apportent aux textes la signification qu’ils veulent bien y voir.
On se fie à l’intelligence (ou pas) de l’auditeur pour se faire une tête sans tomber dans le tout cuit en bouche qui pollue l’art moderne actuel.
4: Moé mais en mieux
Ma préférée. On retrouve dans cette chanson parmi les meilleures « lignes » de l’album, puisqu’on y fait un hommage bien senti (par les narines) à la cocaïne, maîtresse et muse de nos succès de vie.
« Parce que s’a poud’ c’est moé mais en mieux. »
Serge passe la chanson à faire l’éloge de la consommation, qui te fait devenir un être humain supérieur et plus abouti. Mais il déconstruit lui-même tout l’échafaudage de son plaidoyer par ces deux seules phrases en fin de chanson :
_ À c’t’heure, quand j’en n’ai pas, je me sens beige
Est-ce que je serais tombé dans un piège ? _
Et soudainement, on comprend toute la chanson et le pathétisme de la situation. De la magie, je vous dis. De la magie blanche, évidemment.
5: La guerre de la technologie
Je n’ai pas la confirmation, mais je pense avoir joué un rôle dans la composition de cette pièce.
Un jour que je faisais découvrir à Serge le monde merveilleux des musiques génératives produites par l’IA, il en fut fort troublé. L’inspiration lui vient souvent comme ça, comme ce soir où Pépé, devant les badauds avinés, arrivait à la conclusion : « Dans le fond, on nous engage pour faire vendre de la bière. » Serge composa sur cet élan sa chanson « Vendeur de bière. »
La guerre de la technologie raconte comment ces machines, qui maîtrisent les bases de la composition, parviendront à supplanter les musiciens instables dont la créativité se perd dans leur vie de débauche.
De son introduction :
_ Ostie qu’y en a du monde cave
Qui passe leur temps dans leur cave
À pratiquer d’la musique
Guitare, drum, basse électriques
Alors que de nos jours, pour faire d’la mus’
Même pas besoin qu’t’en jouses
Pas besoin d’connaître tes gammes
Faut juste qu’t’aies un bon programme
Tu pèses sur 2-3 pitons
Et voilà, t’as une chanson
Pis ça sonne 50 fois mieux
Qu’un crisse de groupe de pouilleux _
Pour ensuite fournir des preuves tangibles de ce grand remplacement :
_ Les solos sont ben plus solides
Quand y sont joués par un droïde
T’as jamais de problème de rythme
Quand ton drummer c’t’un algorithme
Non mais ben franchement les gars
Vous faites vraiment pu le poids
Devant toutes ces interfaces
Vous avez perdu la face _
Et de conclure par ce constat effrayant qui tient lieu de mise en garde contre une technologie qu’on ne peut même plus arrêter :
_ C’est la guerre de la technologie contre les bands de musique
Et c’est la technologie qui gagne _
Que vaudra, dans un avenir proche, le travail de compositeur de chansons ? Un débat est lancé par cette excellente pièce.
6 et 7: Hommage aux hommages et Shitty Accent
On poursuit par ce diptyque sympathique tout en humour qui allège l’ambiance des sujets précédents plus lourds. L’hommage aux hommages et son faux air de corporate rock semblent être bien appréciés par l’oreille non battue au gros métal industriel puisque le texte drolatique et le rythme plus lent semblent être bien captés par les gens (c’est une constatation personnelle). Faut dire que le ton quasi François Pérusse vise juste. On ne rend jamais hommage aux gens qui rendent hommage aux gens, alors Mononc est venu relever et corriger cette injustice.
Un sujet original, il va sans dire, et le constat suivant fait foi de tout :
_ Pis surtout les groupes hommages
Leurs billets coûtent pas trop cher
Tu vois toute pis t’as d’la marge
Pour te payer une coupe de bières _
Shitty Accent dénonce avec une rage amusée le fait d’avoir un accent épouvantable quand un Québécois chante en anglais et je dirais, tant mieux, puisque nous, c’qu’on veut, c’est du Métal Canadien Français. Cette pièce devient en quelque sorte la « It is not because you are » de Renaud version Mononc. Une pièce amusante aux sonorités plus Punk que Métal.
8: Tuer du monde
Pendant que j’écrivais cette chronique, soirée du 29 décembre 2024, ma conjointe me lance : « En ce moment, tout ce que je veux, c’est manger des chips et tuer du monde » avant de descendre au sous-sol s’exécuter en exécution … sur le jeu vidéo Gears of War, précision importante.
Ma blonde, prof de maternelle, gentille et altruiste, ne se doutait pas qu’elle venait exactement de créer un couplet supplémentaire à cette chanson de Serge qu’elle ne connaît pas, alors je me suis dit que je me devais de la paraphraser dans son dos, car c’est exactement le sens de la chanson.
Un défouloir contre le stress et les frustrations de votre travail ou de votre vie quotidienne, dans le style : votre mari prend une journée complète de son congé de Noël pour écrire une chronique sur Mononc Serge.
_ À l’usine on visse des bolts
On transpire comme des cochons
Aucun fun d’un bout à l’autre
De la chaîne de production
Fa que quand j’décrisse de d’là
J’ai besoin d’être diverti
Tuer du monde à tour de bras
Ça fait la job en estie
Tuer du monde c’est l’fun
Tuer du monde j’aime ça
J’fais d’la comptabilité
Toute la journée j’brasse des chiffres
Laisse-moé t’dire qu’j’ai hâte de tuer
Quand arrive la fin d’mon shift
J’ai hâte de tuer des passants
J’ai hâte de tuer des polices
Moé chu pas ben ben regardant
Du moment que le sang pisse
Tuer du monde c’est l’fun _
Mon expérience en matière de jeu vidéo me permet même de miser sur le fait que son comptable joue à GTA.
9 et 10: J’parle vrai et Sua Coche
Ici, on est dans l’autodérision. J’parle vrai, pour moi, c’est Mononc Serge qui attaque Serge Robert. Le Docteur Jekyll mis à mal par son Mister Hyde.
_ Du moment qu’y’est dans place, y jacasse
Y crache des mots à cent mille piastres
Y veux qu’on pense qu’y’est tellement wise
Qu’y va finir à l’Académie française
Blablabla par ci, blablabla par là
Personne comprend rien à son charabia
Mais y pense que ça y donne un air songé
Pis ça l’fait se sentir au-dessus du panier
Péteux d’broue, bullshiteux, grand yeule, prétentieux
Y s’pense ben bon avec son jargon
Ses temps d’verbe fuckés pis ses mots compliqués
Mais moé quand je dis des affaires
T’as pas besoin d’sortir ton dictionnaire
Non moé j’parle pas pour faire mon frais
Moé j’parle vrai _
Ceux qui connaissent le Serge de tous les jours et ses allures d’éternel étudiant de 54 ans comprendront. L’hurluberlu sur scène et le Serge du plancher des vaches sont à des kilomètres à première vue … et pourtant, pas tant que ça.
S’a coche, pour sa part, poursuit sur la lancée de J’parle vrai en mettant de l’avant le côté festif de l’association Serge-Anonymus. Pour tout dire, cette pièce semble tout droit échappée de l’album Musique Barbare avec son style d’écriture qui nous remet un peu dans l’ambiance de résistance festive et même l’âge de bière, dans une moindre mesure.
11: Biloubiloubilou
Maintenant, c’est Anonymus qui passe dans le tordeur. Serge se moque allègrement du fait que les métalleux ne font pas de la bonne musique, ils font de la merde, mais rapidement, pour que ça ait l’air artistique. Le freak show au détriment de l’art. J’adore cette pièce, mais elle a un défaut : pendant le refrain, mon cerveau ne peut s’empêcher, de par une accointance musicale lointaine, de chanter la chanson de Mitsou, La Corrida.
En fait, ce passage précisément :
« Oh, fais-moi ce que tu voudras.
Mais laisse-moi entrer dans ta corrida »
… ça « démétallise » le truc à mort, non ?
Mitsou rock on !!!
12: Bonne année
Quelle belle surprise que cette chanson. Serge fait un récapitulatif de presque toutes les fêtes au courant de l’année et les massacre tour à tour dans ce tour de table jouissif pour qui n’aime pas les effusions de joie exacerbée et les rassemblements familiaux obligés. Une véritable catharsis que cette chanson.
Je vous laisse le plaisir de la découverte en ne citant aucune part du texte. Il est vulgaire, mais d’une drôlerie sans égal, et cette pièce termine merveilleusement bien l’album et l’année 2024.
Au final, ce nouvel opus a pris pour moi le haut du pavé de l’association Serge-Anonymus, car il allie le Serge plus littéraire que j’adore et la musique rentre-dedans qui fait du bien en cette époque de ramollissement global. On est moins dans le pipi-caca-bière de Musique Barbare pour entrer dans une avenue plus subtile où les constats sociétaux sont disponibles pour qui sait gratter le fond des choses.
Ça clôt de façon magistrale ce triptyque incroyable qui fera date dans l’histoire du métal québécois : le métal canadien français.
Note globale des trois projets avec Anonymus :
L’académie du massacre (★★★)
Musique Barbare (★★★★½)
Métal Canadien Français (★★★★★)
Et la boucle est bouclée …
Photo: Dwidou Photography