Pour un journaliste, le Kilbi Festival représente un défi. Pour se guider à travers sa programmation ultra-pointue, on a que deux secours : l’alphabet, qui ordonne les noms de l’affiche, et des descriptifs livrés par le staff du festival où la langue n’est plus utilisée comme seul outil structurant le monde par la raison mais comme vecteur d’émotions où chaque mot est une explosion miniature de sons, de couleurs et de sensations préfigurant l’expérience 2020 que s’apprête à offrir le meilleur festival de Suisse pour sa 30e édition. Voyez plutôt :

« Peu importe qui vous êtes ou ce que vous portez. Le Kilbi prend les gens au microscope. Ce qu’il raconte, c›est le phénomène, c’est l›individu et la substance humaine et sa réalité. Nous aimons. La vie. Et nous avons de l›attitude ! »

The Chromatics sera la tête d’affiche du jeudi soir

Derrière cette poésie post-moderne, tombe une avalanche de noms qui sont, à quelques exceptions près (The Chromatics, Idles), des découvertes garanties, le journaliste doit chercher la cohérence et l’ordre dans une programmation qui fait du dispersement le principe élémentaire de son identité, au point que certains noms de l’affiche sont soupçonnés d’être amenés en partie pour l’impact que leur étiquette aura sur les esprits – à l’image du « gabber indonésien » (ça ne s’invente pas!) de Gabber Modus Operandi.

Il y a peut-être un peu de provocation dans la venue de Gabber Modus Operandi, une manière de questionner l’obsession de la presse spécialisée pour les étiquettes, elle qui veut cataloguer et ranger par genre, origine, label, histoire de réduire la part d’inconnu et de surprises d’un nouvel artiste parce que l’inconnu effraie. La Kilbi prend le contre-pied de cette démarche et invite à la confiance, à déposer ses préconceptions.

D’accord, les labels sont encore présents, notamment Bongo Joe qui se charge encore, après le concert mémorable de Yin Yin l’an dernier, d’amener perles nationales (Ethyos 440, Amami) et anatoliennes (Lalalar), ou Nyege Nyege, label ougandais remarqué par Boiler Room l’an dernier, qui livre trois noms (Mapire & Decay, MC Yallah & Debmaster et le très abrupt duo MCZO & Duke) pour ce millésime 2020. L’Afrique, continent méconnu s’il en est dès qu’on touche à ses traditions musicales riches et contrastées, prouve ici que sa production ne se limite pas à des curiosités ethniques séant davantage à des rencontres folkloriques qu’à de vrais festivals de musique. On est notamment curieux de voir à quel point Ahmedou Ahmed Lowla et son synthétiseur mauritanien parviendront à nous ensorceler le temps d’un concert entier.

Peut-être parent pauvre de cette édition, le rock (au sens large), souffrant peut-être de sa propre immobilité, trouve des incarnations sous la forme de Girl Band, une des formations les plus enthousiasmantes de la scène post-punk irlandaise aux côtés de The Murder Capital, ou de Surfbort, menée par une chanteuse qui rappelle l’Amyl d’Amyl & The Sniffers – Surfbort en serait l’équivalent cette année.

Girl Band incarne l’énergie de la scène punk irlandaise actuelle

La vivacité du hip-hop, déjà soulignée par la programmation 2019, est encore rappelée ici, faisant le grand écart entre des dinosaures (Big Freedia) et des newcomers (070 Shake). Le faible des programmateurs pour la musique noise et avant-garde est rappelé par la présence de noms comme MoE, une contrebassiste norvégienne à la violence difficilement dissimulée par les atours de jazz de son univers musical, ou France, dont le nom « anti-original » judicieusement souligné par l’équipe du festival cache une non-musique entre drone et noise produite par une guitare et une vielle à roues, soutenue par une pulsation rythmique ritualistique.

C’est enfin tout ce qui est ramassé grossièrement sous l’étiquette « musique électronique » qui recèle ce qu’il y a de plus réjouissant cette année. Même au niveau local avec le duo electronica E&A Rüeger, qui vient de créer un premier album percutant à quelques kilomètres seulement du site du festival. Même loin, beaucoup plus loin aussi, jusqu’à Shangai, avec 33EMYBW, dont le nom trahit la tendance expérimentale, ou Teto Preto – un des grands highlights de cette programmation – qui prend racine dans la scène techno pour, avec des vrais instruments et des vrais chants pas samplés, développer un univers musical engagé, frais et immédiat. Le Britannique Actress, avec son approche artsy de la techno évoquant Max Cooper ou Pantha du Prince, s’avère également une source de réjouissance infinie à l’idée de le voir à l’intérieur du club en B2B avec Debonair, dont les dj sets Boiler Room sont des concentrés de bon goût dépourvus de faux pas.

Actress rappelle les approches artsy de la musique techno de Pantha du Prince et Max Cooper

Et après tous ces mots, le sentiment d’avoir laissé le secret de la Kilbi inentamé est tenace, et l’exploration solitaire de sa programmation, nécessaire. Toujours insaisissable, toujours sis à Guin, dans la campagne germanophone fribourgeoise, toujours sold-out, toujours exigeant et éclectique, le Kilbi Festival est un petit miracle tel qu’on se demande ce qu’on a fait en tant que public suisse pour être honoré annuellement par sa tenue. Merci !