par Dejan Gacond

    
    Un peu partout on s’active. Des bruits de perceuse, des palettes qui s’empilent, des camions qui vont et viennent, des tracteurs transportent du matériel, les stands de nourriture se dressent gentiment. Un morceau de vieux reggea s’échappe d’une sono. Un groove apaisant qui berce le travail des bénévoles. L’un d’eux se plaint jovialement, taquine son pote et met un morceau de thrash métal des années 80. C’est qu’il faut du rythme aussi ! Au loin, d’épais nuages semblent pour le moment épargner le site de la Kilbi, restant coincées sur les préalpes fribourgeoises. L’atmosphère est lourde et on se prépare à quelques orages pendant ce week-end. On est en train de recouvrir le site du festival avec de l’écorce fraîchement déposée. Une douce odeur de sapin coupé se répand au gré du vent. Il doit y avoir une histoire à propos du bois dans le canton de Fribourg et au Bad Bonn plus particulièrement. Serait-ce les forêts millénaires qui longent les champs ou cette immense diversité d’arbres composant les bois de la région ?

    Vous vous souvenez de cette immense araignée trônant au milieu de la Kilbi 2015? Cet hommage boisé à Louise Bourgeois ? Un corps épais, des pattes gigantesques, une bouche effrayant crachant de la fumée, les yeux rougis par des lasers. Une bête évoquant les ères précédant l’humanité, quand la terre était peuplée de créatures colossales, tout autant que celles qui vont lui succéder, quand la terre sera habitée par les insectes. D’autres ou les mêmes… les mêmes étant souvent des autres… se souviennent de cette affiche du Kilbi il y a quelques années où le logo du festival était écrit avec des allumettes, ou des petites lattes de bois, je sais plus… il était question de bois, c’est certain !

    Cette année encore la sculpture centrale semble nous renvoyer à des zones sub et post-humaines à la fois. Un oeuf d’une vingtaine de mètres de hauteur se faisant peu à peu recouvrir d’un léger branchage de saule – un arbre qui pousse abondamment dans cette région, les bouleaux et les saules  affectionnant tout particulièrement la fraîcheur humide des abords du lac de Schiffenen. Ils sont plusieurs à travailler autour de cette structure d’acier, de fer à béton et d’arceaux métallique qu’il s’agit d’emballer. Certains effeuillent les branches de saules à la serpe et composent des fagots. D’autres accrochent autour du métal les morceaux de bois léger et finement entortillés les uns aux autres. On dirait qu’un nid étouffe lentement la descendance qu’il est sensé abriter. Les branches ainsi enchevêtrées donnent à cet oeuf une apparence effrayante. On dirait un peu ces oeufs dans Alien II, quand Ripley découvre qu’il n’y a pas qu’une seule créature mais des centaines. La sensation est pourtant ambivalente, car la technique ancestrale dans la façon de composer cette oeuvre fait écho aux anciennes sagesses enfouies ci et là dans l’histoire des civilisations. Un travail de fourmis. Une patience de moine japonais est nécessaire. Une conscience lucide de chaque élément imbriqué s’impose. C’est de cet assemblage que naît la force. Que couve donc cette édition 2017 de la Kilbi ? Quelle bestiole émergera-t-elle de ça demain ? Difficile de savoir. Impossible d’imaginer…

    Les aranéides comme les ovipares nous précèdent, c’est indéniable et seront là bien après nous, c’est certain. Tout deux appartiennent aux périodes reptiliennes du monde, avant la pensée et le langage, avant la musique et le temps, avant l’instant et la matière. Tout deux survivront à une humanité bientôt dépassée par la folie de ses grandeurs. Les uns comme les autres représentent la circularité et les ramifications, l’oscillation et les réseaux. La Kilbi tisse des toiles et ponds des oeufs. La Kilbi fonctionne en réseaux. La Kilbi est deleuzienne. La Kilbi a conscience de la nécessité communautaire de son fonctionnement. Comme si l’être ensemble serait dans un futur proche une nouvelle conscience tribale. Une redécouverte de l’origine sociétale du monde. Une forme d’assemblage non hiérarchique dont chaque élément contribue au bon fonctionnement d’un tout.

    Un peu partout on s’active. On déplace des tables. On accueille les premiers musiciens. Les camions des médias commencent à s’installer. On teste le son de la petite scène. Le festival est prêt à démarrer ! Marco, le chef du montage et uns des responsables du Bad Bonn à l’année me disait qu’ils étaient « tranquilles ». « On a commencé samedi, mais c’est facile… ». Daniel avec son habituelle chemise et son éternelle casquette fait des aller retours, salue les gens qui arrivent au fur et à mesure. Patrick va d’un groupe de bénévoles aux cuisiniers des stands de nourriture, des représentants de cigarettes qui installent leur roulotte aux techniciens de la grande scène, s’assurant que tout le monde se sent à la maison… Ici, tout le monde est chez lui… Ici chacun construit sa cabane… il y a une forme d’appropriation individuelle et naturelle du Kilbi et Daniel me disait il y a quelques temps qu’il y tient beaucoup. Le Kilbi c’est pas que lui… La Kilbi c’est aussi nous, c’est aussi les musiciens, les bénévoles, les villageois, les techniciens, les cuisiniers… La Kilbi c’est tous ensemble qu’on la vit… mais c’est individuellement qu’on la ressent…

Comme disait un auteur argentin à prolo des livres, est-ce que le monde est la Kilbi ou alors la Kilbi est-elle le monde ?

Bad Bonn Kilbi – Düdingen – le 1 juin 2017
   

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