Feu ! Chatterton – A la recherche de la vraie nature des choses

Un monde en perte de maîtrise, une addiction à la technologie numérique, une interaction humaine contenue dans des écrans, et en face une envie féroce de retrouver des liens, un avenir qui se dessine dans le ressourcement, le lien avec une nature simple.  »Palais d’Argile », la nouvelle galette des Parisiens est dense et il ne fallait pas moins de trois interlocuteurs pour la décortiquer. Pour évoquer cet opus, alors que le continent était encore largement en mode confinement, c’est grâce à la visio-conférence qu’a eu lieu notre rencontre. Mes trois interlocuteurs, Clément Doumic (guitare, clavier), Arthur (chant) et Sébastien Wolf (guitare, clavier), autrement dit le trio de camarades de lycée à la base du groupe, tout cougnés dans un petit sofa face à l’ordinateur, sortaient tout juste d’un après-midi promo, leurs visages étaient traversés de sourires, visiblement juste simplement heureux de pouvoir parler de leur bébé en face à face.

 »Palais d’Argile » se présente comme une sorte de fresque rétro-futuriste. Comment s’est dessinée l’idée de se poser en observateur du futur qui contemple la société d’aujourd’hui ?

Arthur : C’est marrant, on n’y pas vraiment réfléchi. Quand on travaille les chansons tout est assez inconscient. Des émotions nous traversent, la vie fait son chemin, avec son lot de doutes, de questions, d’angoisses, de joies, et en tant que musiciens toutes cela rejaillit dans nos chansons. Après, pour essayer de répondre à ta question, ayant écrit le disque un an avant la pandémie, je crois que beaucoup de gens, dont on fait partie, ont trouvé dans la science-fiction, la dystopie, une manière rassurante d’appréhender le monde dans lequel on vit. Pas le monde d’après, non, notre monde à nous, qui en fait paraît super… C’est ce qui est étrange, on en parle depuis des années comme si c’était un monde parallèle. Non, c’est notre monde, et il ressemble beaucoup à la science-fiction qui a été inventées dans les années cinquante, soixante, soixante-dix, et là tout se mélange. On a l’impression de vivre un monde du futur, qui en fait prend ses marques dans l’imagination débordante de mecs du passé, et tout ça forme une sorte de circularité du temps, de boucle. Naturellement quand tu vois le réchauffement climatique, l’occident sur le déclin, une sorte d’avènement perceptible mais mystérieux d’on ne sait trop quoi, ça ramène un peu tout le monde à l’Heroic Fantasy, comme dans des séries style Black Mirror ou Game of Thrones. Pourquoi aujourd’hui a-t-on tant besoin de trouver refuge dans cette forme fabuleuse de fantaisie? Parce qu’on vit un monde qui nous est déjà étranger, tellement liquide, tellement rapide, qu’on n’a pas de prise sur lui.

Clément : Se positionner comme venant du futur pour raconter l’histoire du monde actuel, c’est aussi un moyen de critiquer. J’y vois peut-être une forme de relation avec nos parents qui ont eu aussi des rêves de changer le monde quand ils étaient adolescents, et qui peut-être plus tard se sont rendu compte qu’ils avaient participé sans le savoir à la construction d’un monde qui ne va pas très bien. Voir le monde depuis le futur, c’est une manière de se mettre dans cette position-là et de se dire, comment sera-t-on dans quarante ans quand on voudra raconter l’histoire du monde dans lequel on a grandi.

Comment avoir assez de recul pour pouvoir vraiment lire cette société d’aujourd’hui avec un regard qui ne soit pas trop influencé, trop simplement accusateur ?

Clément : En partant de nous-mêmes. Notre chance, on fait de la musique, on n’est ni théoriciens, ni politiciens, ni des idéologues. On part des émotions, des sentiments qu’on a, de notre rapport personnel au monde, et là on peut parler des écrans comme par exemple au début de l’album. Ça part d’un sentiment de nous cinq réunis se rendant compte qu’on a un rapport compulsif, addictif, voire de l’ordre de la toxicomanie, aux écrans. Et on peut se demander ce que cela veut dire, comment est-ce que l’on peut changer cela ? Les chansons naissent de là. Elles ne viennent pas du tout de considération générales théoriques sur le monde.

Arthur : c’est un examen un peu intime.

Clément : Notre psy à nous.

Arthur : Peut-être notre manière de ne pas être trop simpliste, c’est que l’on veut absolument éviter d’être donneurs de leçons. Au moindre soupçon, on l’a balayé que ce soit dans le texte, dans la manière de composer la musique. On pose des questions, on n’apporte pas de réponses. Quand il y a des mises en garde, c’est d’abord contre nous-même. On ne voulait surtout pas se sentir comme en surplomb, mais d’égal à égal, parce qu’on est perdus comme tout le monde.

Il y a tout de même une part de réponse, comme celle d’une proposition de retour à une forme de vie avec plus de contact, de plus de nature. Comment faire pour trouver l’équilibre entre un message, pas forcément alarmiste, mais qui met en lumière ce que l’on remarque, et un message d’espoir, une part de solution que vous amenez tout de même.

Clément : le disque part de cette critique, que l’on pourrait dire alarmiste, et il va progressivement vers une forme de solution qui passe, comme on se l’impose à nous-même, par une forme de retour à des choses plus simples, même si elles sont petites. Comme juste être capable d’être vraiment présent avec une autre personne quand on la voit. Je pense que l’écran c’est l’une des premières formes de séparation entre deux personnes qui sont côte à côte. Simplement faire attention à l’autre, l’entraider, essayer de proposer une forme de nouveau mode de vie qui serait une forme de retour à la simplicité. L’album est une forme de cheminement, avant tout personnel et intérieur, jusqu’à la dernière chanson de l’album qui dit  »Laissons filer », qui dit  »Il faut arrêter d’essayer de tout contrôler absolument ».

Arthur : Cet équilibre dont tu parles, repose chez nous sur une clef, le collectif et la fraternité. Seul on ne peut pas incarner un ensemble de points de vue qui fait ce jeu de balancier. C’est impossible physiquement, c’est impossible même d’y croire. Concrètement, quand on fait les chansons, les faire tous ensemble ça nous rappelle qu’un des luxes de l’espère humaine c’est d’être capable de s’entendre. Cela demande beaucoup d’efforts, mais permet de bâtir des palais, un palais on ne peut pas le faire tout seul.

Si l’on parle partage, Il y a quelque chose qui m’a fait réfléchir. Cet album est de haute volée, dans sa structure musicale, sa construction, dans la manière dont on peut le lire, mais il prend toute son ampleur particulièrement à l’écoute au casque. Et justement quand on écoute au casque, on est dans un mode solitaire. C’est paradoxal.

Arthur : (Rire un peu embêté)

Clément : Mais il sera très beau à écouter sur scène et là ça ne sera pas une écoute en solitaire. Là où tu as raison c’est que pour nous, avec notre manière de produire, d’enregistrer, de composer, cela demande une forme d’écoute solitaire, d’intimité (Arthur confirme), elle est de l’ordre de la balade intime.

Clément : Et quand on passe au concert, on essaie de donner toute la dimension fraternelle de notre musique. Je pense que ça se ressent sur scène.

Sébastien : Au-delà du casque ou de bonnes enceintes, l’écoute en solitaire définit une écoute attentive. Écouter de la musique individuellement, c’est la meilleure façon de le faire de manière collective, parce que c’est la façon dont tu vas te connecter à la personne qui a fait la musique.

L’univers musical, Arthur que tu disais être le fruit du collectif, comment le construisez-vous ? Je pensais à un parallèle culinaire, parfois chacun fait une petite partie de la recette et ensuite les choses sont simplement regroupées pour la présentation, et parfois on part sans recette, travaillant à l’instinct, avec l’influx de chacun. Quelle est votre façon de faire ?

Sébastien : C’est une belle métaphore. In fine, il faut que les choses aillent ensemble. Si on a un atelier harissa d’un côté et curry de l’autre, qu’on essaie de les mettre ensemble, c’est sûr que ça ne va pas fonctionner.

Arthur : C’est marrant que tu dises ça parce que pendant que l’on a composé ce disque, on a particulièrement beaucoup cuisiné, avec par moments de bons repas, comme l’on ne le faisait pas avant. En répèt’, en résidence, l’énergie consacrée à la musique est telle, que tu erre, tu prends un bout de pain, des céréales, t’as faim tout le temps. Là on faisait de vraies pauses parce que l’on a de bons cuisiniers dans le groupe et la cuisine a eu une part importante dans la musique. Après je dirais que ce n’est ni l’un, ni l’autre, souvent les morceaux arrivent avec une base de recette assez solide, faite souvent à deux, et après les autres cuisiniers viennent compléter la recette. Ce n’est pas séquencé, avec  »toi tu vas faire ce bout de la recette, toi ce bout-là, toi celui-ci », il y a quand même je sais pas (n.d.l.r : il tend les bras vers l’avant comme tenant un objet entre ses mains), il y a le poulet juste épicé. Après tout le monde va venir le découper, l’assaisonner, l’arranger. Et là c’est vraiment un travail, une patte, qui devient commune.

Pour prolonger la métaphore cuisine, qui est le chef, la musique ou les mots ?

Clément : Une fois encore j’aime bien ta seconde version, on ne sait pas ce que l’on va faire. Au moment de composer, il n’y a pas de texte, peut-être quelques idées annotées dans le cahier d’Arthur, et côté musique quelques grilles d’accords qui nous inspirent. Et au moment de la rencontre entre les deux il n’y a ni guide, ni chef, juste une question d’équilibre. Par exemple  »Monde Nouveau », c’est une chanson qui avec ce texte assez triste aurait pu faire quelque chose de très mélancolique, avec une musique assumée triste. Mais justement on a amené une forme de contre-balancement entre un texte assez triste et une musique qui ne l’est pas du tout, pour créer un contraste, proposer différentes lectures. D’ailleurs beaucoup de gens pensent que c’est un texte optimiste. C’est un peu cet équilibre que l’on essaie de créer à chaque fois. Dans le groupe on n’aime pas trop s’ennuyer avec nos musiques, alors il y a toujours quelqu’un qui va emmener la chanson vers autre chose, vers quelque chose de surprenant. Là, oui, c’est une forme de recette qui s’écrit jusqu’au dernier jour.

Arthur : Concrètement, ça n’arrive quasiment plus que je débarque avec un texte fini en disant  »voilà il faut que l’on trouve une musique pour le texte ». La même chose avec la musique. Aujourd’hui il y a une forme de va et viens. Quand on se retrouve, on veut que ce soit un moment du dialogue. A force de se connaître aussi, on a pris confiance dans notre manière d’échanger. Et si on continue sur la métaphore du poulet, je dirais du coup, le chef, c’est le poulet. Tu peux décider tout ce que tu veux faire avec, s’il n’est pas tendre, s’il est comme-ci, si la découpe est comme ça, le chef c’est le poulet, c’est la matière. On tire un fil et souvent en fait la matière elle résiste, et là, purée, je pensais que c’était moi qui décidais, eh bien non.

Clément : concrètement, on nous dit souvent qu’il faut faire des singles. Je me souviens dans l’album deux (n.d.l.r. :  »L’oiseleur ») on a cherché à faire de certaines chansons des singles, c’est-à-dire de les forcer à les faire rentrer dans un certain cadre, elles résistaient. Je pense à  »Souvenirs », dont au début on faisait une version très rythmée, et ça ne marchait pas. La chanson a résisté, résisté, jusqu’à créer une balade, et elle était beaucoup plus belle comme ça.

 »Palais d’Argile » se dévoile plus moelleux, plus électro, avec juste par moment des pulsions rock qui traînent, comme dans  »Libre », mais on a l’impression que vous n’avez volontairement pas laissé ces bouffées reprendre la main, comme si vous les avez bridées.

Arthur : Franchement non, peut-être que c’était moins dans nos envies, tout simplement. Parce que l’on a vraiment laissé libre court à nos envolées, encore plus que sur les albums précédents, on a laissé durer les codas. Ce n’était pas du tout réfléchi comme ça.

Il n’y avait donc pas une volonté claire de brider votre facette rock.

Arthur : Au contraire. Jamais de volonté, rappelle-toi le poulet.

Sébastien : Après s’il n’y avait pas une volonté de ce côté-là, on avait envie d’utiliser un peu plus les boîtes à rythmes, de maîtriser de manière plus précise les synthétiseurs. Ce sont des parties que l’on a plus travaillées dès les arrangements. Du coup il y a moins de guitares saturées.

Quand on s’attaque à Prévert, à Yeats, via une relecture d’un texte, comme  »Avant qu’il n’y ait le monde » ou  »Compagnons », qu’est-ce que l’on a comme clef, comme opportunité, de se les approprier entièrement ?

Arthur : Je pense qu’à partir du moment où on sent trop de respect, il ne faut pas y aller. J’aurais beaucoup de mal à reprendre une chanson de Gainsbourg ou de Bashung parce que je les respecte trop pour que ma relecture soit vraiment la mienne, ce serait trop un hommage. Or ce qui me donne une immense liberté quand je me mets à trouver une mélodie pour le texte de Yeats, adapté en français, ou de Prévert, c’est simplement que ma joie dans la lecture, ma joie enfantine de la découverte du texte, me fait vibrer, intimement, fait me dire que je peux tout m’autoriser. J’aime tellement ces textes que même si je fais mal, même si c’est irrespectueux, je ne l’aurai fait que par amour. Je t’avoue que ça peut paraître présomptueux, en fait j’en n’ai rien à faire (rire). Les deux textes me touchent tellement, je les ai trouvés tellement beaux, qu’au moment où on allait les mettre en musique on ne s’est pas posés de questions. Si tu veux on n’a pas touché les mots des textes, on s’est juste permis de répéter des phrases, d’en déplacer certaines pour en faire des refrains. Mais ce que j’ai oublié de préciser, et c’est la base de pourquoi on a fait ces chansons, nous donnant beaucoup de liberté et de tranquillité, c’est que c’était une commande pour le film de Noémie Lvovsky qui s’appelle  »La Grande magie » (n.d.l.r. : pas encore de date de sortie prévue). Donc quand on doit le faire, on ne se pose même pas la question de ce à quoi on a droit ou pas. On nous a dit qu’il fallait mettre ces textes en musique, on s’est éclatés.

Au moment de l’écriture, ville ou campagne, jour ou nuit, quelle est l’importance de l’environnement ?

Arthur : L’influence est énorme, et ça rejaillit particulièrement sur cet album. Pourquoi il y a tant la présence de la nature, présence du recul, d’une forme de refuge, c’est que l’on a commencé à écrire le disque dans les Cévennes, dans une maison en pleine campagne. Pour nous qui sommes citadins, alors en pleine tournée au un rythme effréné, c’est à ce moment-là qu’ont été écrits  »Monde Nouveau »,  »Laissons Filer »,  »Ecran Total ». D’un coup t’es en rupture dans une maison protégée et l’endroit infuse tout ça. Par exemple  »Aux Confins » on l’a écrit dans une maison à Montreuil…

Sébastien : Peut-être la chanson la plus urbaine. On l’a écrite dans une maison où on entendait passer les voitures.

Arthur : Au cœur de la nuit…

Quelle est la manière dont le projet a évolué entre le moment où il était encore prévu pour être joué sur scène aux Bouffes du Nord, et qui pandémie oblige devient juste un album.

Clément : On s’est toujours dit qu’on allait faire de ces chansons, prévues pour le spectacle, un disque. Mais on voulait travailler pour que cela puisse être joué par cinq personnes sur scène, sans fioriture, sans pistes additionnelles. On voulait surtout tout de suite confronter les morceaux à la scène. On avait d’ailleurs prévu de faire une tournée des bars en juin, juste après ce que l’on allait jouer aux Bouffes du Nord et aller en studio ensuite. Et voilà, on n’a pas eu de concerts, on a eu le confinement à la place, du coup on s’est reposés et on ne s’est pas entretués.

Arthur : Il y a peu de choses qui ont changé entre le spectacle et l’album, c’est juste que ce temps-là, ce coup d’arrêt, nous a permis d’aller au bout de nos idées, pour préciser à la fois les arrangements, le son et les textes. Ça a été assez salvateur je crois pour les chansons.

Quand on évoque la pandémie, avec la manière différente dont on a pu voir évoluer la société, la manière dont les gens ont vécu ces confinements, est-ce que ce que l’album raconte serait aujourd’hui très différent?

Clément : ça a forcément infusé. Ce que tu découvres aujourd’hui c’est un album qui démarre par trois chansons assez critiques, voir alarmistes, et ensuite on propose une sortie. Peut-être que s’il n’y avait pas eu toute cette crise on aurait voulu voiler ces critiques au milieu d’autres choses, au milieu des autres chansons. On a assumé le fait de proposer une forme de critique, quelque chose que l’on ne faisait pas avant ou très peu. Et on a assumé une forme de critique du monde parce que l’on est dans une période dans laquelle on a l’impression qu’il faut que l’on assume nos points de vue. Une chanson comme  »Monde Nouveau », avant le confinement, on ne pensait même pas la mettre sur le disque. On se disait que ça n’avait pas trop de sens, on se demandait pourquoi on faisait cette chanson. Elle était un peu dans les dernières maquettes, mises de côté, et est réapparue après le confinement parce que l’on s’est dit qu’elle parle du monde actuel.

Arthur : Si on devait écrire le disque maintenant, je pense que l’on ne parlerait pas du tout de ces choses-là. On ne ferait pas un disque aussi critique.

Clément : effectivement, je pense que l’on ne prendrait pas ce plis-là, ces points-de-vue-là, on essaierait de faire quelque chose de plus doux.

http://feuchatterton.fr

« Palais d’argile » Caroline Records / Universal Music

En concert aux Docks, Lausanne, le 13.01.2022