Rough and Rowdy Ways, Bob Dylan | Le Devoir

Un gamin frêle parcours les rues de New York, c’est un vagabond sans origines, un personnage qui semble né de l’imagination de Steinbeck. Vous ne reconnaissez pas cette scène ? C’est pourtant l’un des passages fondateurs du récit de la culture moderne. Dylan n’est qu’un sympathique inconnu quand il entre au Key West, cinquante ans plus tard il est devenu le phare de l’humanité.

Quand il chante cette genèse, sur « Key West », on ne peut qu’être emporté par sa tendresse envers son passé.

Cette chanson dessine le premier corps du dieu Dylan, celui du portraitiste. L’homme est un poète biographe, un sentimental se laissant emporter par son lyrisme. Ses sujets ne furent pas tous si brillants, Joey était un gangster sanguinaire, et le christianisme born again est l’opium du peuple américain, mais peu importe. Peu importe la vérité, pourvu que l’esprit s’évade, peu importent les faits pourvu qu’on ait l’émotion.

Celui qui est devenu un vieux guide n’a cessé de raconter son époque, en direct puis en rétrospective, pour la célébrer puis pour lui rendre hommage. Comme l’enfant est le père de l’homme, « The Time They Are-A-Changin' » est l’aïeul de « Murder Most Foul ». Par le lyrisme de sa plume, ou la force d’un swing irrésistible, Dylan fait de son œuvre le grand témoin d’un temps béni.

Comme il le chante lui-même, Dylan contient une multitude de personnalités, des facettes parfois antagonistes qui font son génie. Il est en partie français par sa culture, où Rimbaud croise Baudelaire et Verlaine, et purement américain à travers sa musique. « False Prophet » et « Cross the Rubicon » sont d’ailleurs ses titres les plus attachants, c’est le triomphe du gamin qui voulait sonner comme ses modèles blues. Il se considère d’ailleurs comme le dernier d’entre eux lorsqu’il chante «Je suis parcouru de mes pairs. Personne ne m’arrive à la hauteur, tu peux enterrer le reste.»

Et la musique t’enfonce cette évidence terrible, Dylan fait partie des derniers spécimens de son espèce, le dernier à avoir cette profondeur dans les swings comme dans les slows. On en a déjà parlé avec « Key West » et « Murder Most Foul », ces slows lui permettent de transformer la folk en fresque romantique. Celui qui a passé sa vie à ériger des statues à la gloire de ses héros, des espoirs et croyances de son époque, a fini par bâtir la sienne.

Les mots incarnent son âme, ils expriment le bonheur un peu triste de celui qui prend enfin le temps de regarder derrière lui. Sous l’influence de cette tendresse nostalgique, sa voix trouve une nouvelle splendeur, il en accepte les limites et ménage sa fragilité. Dylan ne reproduira pas l’erreur de « Duquesne Whistle », il sait désormais pousser sa voix sans la brusquer. Celle-ci ce fait souvent douce, elle murmure comme la trace fragile d’une jeunesse passée trop vite, comme une marque sur le sable effacée par le vent.

Même dans les passages les plus rock, Dylan ne force pas sa voix. Il sait qu’elle n’a jamais eu la puissance d’un Howlin’ Wolf, et a appris à l’accepter. C’est que cette voix est précieuse, elle représente les dernières braises d’un feu qu’on voudrait voir bruler une éternité. Le grand Bob ne fait pas cohabiter Poe, Brando, Pacino, Luther King ou Kennedy par orgueil mal placé, mais pour se mettre dans le sillage d’une grandeur disparue.

Quand la plupart de ces hommes sont partis, ils ont emporté une certaine vision avec eux. Celle d’une génération pour qui le militantisme n’était pas une façon de soigner son égo atrophié, celle qui voyait la culture comme une splendeur sacrée, et élevait la liberté au rang d’idéal suprême. Voilà ce que raconte « Rough and Rowdy Ways » et, aujourd’hui plus qu’hier, cette époque semble être incarnée par Bob Dylan.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.