Alexis Marshall est mieux connu en tant que figure de proue du rock caustique et bruyant Daughters. Ce mois ce juillet voit apparaître son premier album solo  »House of Lull, House of When ». Une plongée dans un monde terrifiant, intense, qui nous plonge dans un cauchemar que trop peu de musiciens osent explorer. Des parties drone sombres, des cuivres sordides, et des arrangements de cordes qui nous fait frisonner, le style musical d’Alexis est bien marqué. Les compositions sont sublimées de la voix unique du chanteur américain, qui s’éloigne des confinements d’un groupe de rock traditionnel et s’aventure dans un monde plus cinématique. Nous nous sommes entretenus avec lui pour en découvrir plus…


À la première écoute, j’ai trouvé cet album très anxiogène, avec des touches très cinématiques. Tu as été influencé par quelque chose de spécial?
Je ne citerai pas de nom, mais vu qu’il n’y a que très peu de mélodies sur cet album, il en ressort un sentiment très viscéral, quelque chose de plus interne que ce que la musique génère sur notre cerveau. Il y a une certaine nostalgie lorsque tu entends un  »hook », quand quelque chose sonne joli, cela t’attire. Je trouve que cet album est plus un marteau qu’une épée, si tu vois ce que je veux dire.

La vidéo  »Houds in the Abyss » est sortie le même jour que nous faisons cette interview. Quel est le concept derrière cette idée ?
Jeremy, mon directeur, avait quelques idées. J’avais quelques idées. Il avait un storyboard de prêt, mais lorsque je lui ai dit que je souhaitais une vidéo très minimale avec des scènes très longues et étirées, nous avons du trouver un terrain d’entente. Après quelques jours, nous avions une idée en tête, et il m’a dit qu’il aimerait faire une vidéo plus anxiogène. Il a fait la vidéo de Daughters  »Less Sex », et a gagné des Emmy Awards, donc il sait de quoi il parle. Nous nous connaissons depuis l’école primaire, donc c’est beaucoup plus facile de travailler avec des gens que tu connais depuis 30 ans.

En parlant de vieux amis, tu as aussi invité Evan Patterson (Jaye Jayle) et Jon Syverson (Daughters). Ce n’est pas compliqué de travailler avec quelqu’un du même groupe que toi, mais sur ton projet solo ?
C’est complètement différent. Avec Daughters, nous avons tout bien préparé à l’avance. On entre en studio avec nos démos, et il ne nous suffit que de rendre le tout plus joli lorsque nous enregistrons. Mais avec ce projet solo, j’avais 20-30 démos, que j’ai par la suite jeté à la poubelle. Je suis donc rentré en studio sans rien de prêt, et j’ai créé quelque chose sur le moment. Pour Jon, l’expérience était un sacré changement. C’était un peu comme lorsque nous étions jeunes et n’avions aucune idée de ce que nous faisions !
De mon côté, j’ai adoré rentrer en studio sans idée fixe, car j’ai passé une semaine à créer tout à partir de zéro. C’est génial de voir des idées émerger, puis de les poursuivres jusqu’au résultat final. Et si des idées ne sont pas assez bonnes, c’est pas grave, personne ne s’est senti mal à l’aise, il n’y a pas de question d’égo, c’est simplement une question de se focaliser sur un travail. Je connais Evan depuis presque 20 ans, donc c’était génial de pouvoir enfin travailler avec lui.

Musicalement, l’album est très dense : des cordes, un orchestre, des synthés, des percussions… C’était une décision consciente de t’éloigner de ce côté  »rock classique » pour quelque chose de plus cinématique ?
Absolument. Je ne joue pas de guitare, et je n’en ai pas du tout l’intention. Je ne voulais pas faire un album de rock, où que les autres musiciens se retrouvent à écrire la musique, et moi les paroles… Ce n’était vraiment pas intéressant pour moi. Vu que je ne joue pas de guitare, tout ce que j’écris est dissocié de ce côté rock. Je ne chante pas quelque chose qui ait une mélodie, je n’essaie pas d’écrire des trucs hyper accrocheurs. Je chante généralement en accord avec la batterie et la basse, donc je voulais quelque chose plus dans cette lignée.

Il y a effectivement un sound-design vraiment intéressant. Il y a beaucoup de bruits étranges, de bruissements, parfois j’avais l’impression qu’il y avait quelqu’un chez moi !
Ah tu as remarqué ! Quand je rentrais dans le studio pour enregistrer, Seth (Manchester, producteur) était déjà en train d’enregistrer. J’aime déplacer des trucs avant de me lancer dans les enregistrements, donc Seth était aux anges et m’enregistrait en train de bouger des choses dans le studio ! L’album est truffé de trucs comme ça. Jon tape du pied et compte les temps, tu peux l’entendre faire ça. Parfois, tu entends quelqu’un prendre quelque chose, puis le reposer, c’est comme si l’espace que nous avons utilisé pour enregistrer était une partie intégrale de l’album. Cela rend le tout assez unique, présent. Tu écoutes l’album, et tu pourrais presque nous entendre physiquement dans la pièce, comme si nous jouions devant toi. J’aime ça, ce côté non-planifié, quelque chose qui est à la portée, spontané.

Tu es également poète et a sorti plusieurs livres. Il y a une certaine ressemblance entre la poésie et tes paroles ?
Je les séparais, jusqu’à ce que je sorte cet album, où j’ai essayé de les mélanger ensemble. Le contenu est beaucoup plus abstrait que n’importe quoi d’autre, il est moins linéaire, il y a moins d’histoires, tout est métaphorique, vague et suggestif. Mais après, même avec Daughters les choses sont pas forcément évidentes. Ça doit être ma façon d’écrire. Je ne veux pas dire aux gens quoi penser, quoi dire, c’est aux auditeurs de décider ce qu’ils veulent ressentir en écoutant la musique.

Tu aimes justement lire les interprétations de tes paroles ?
Je tente de ne pas y prêter attention. Si les gens aiment ce que je fais, alors c’est cool, et s’ils n’aiment pas, pas de problème. Je ne veux pas interférer dans l’opinion des gens, car je n’ai pas envie de bloquer leur vision en leur disant  »en fait, je voulais dire ça… » Même ce matin en sortant la vidéo de  »Hounds in the Abyss », j’ai lu quelques commentaires du genre. Tout le monde croit qu’il sait de quoi ça parle. Je me considère comme quelqu’un de créatif, et ça m’énerve de voir ce genre de trucs. Lorsque les gens disent  »ça ne fait pas ceci ou cela », et bien oui, c’est le but de ne pas le faire ! Et si t’es pas content, alors ne l’écoute pas ! Va écrire des commentaires ailleurs ! (rires)

Ton album sort chez Sargent House, d’après moi l’un des meilleurs labels en ce moment.
Daughters a travaillé avec Cathy (Pellow, fondatrice de Sargent House) un an ou deux avant notre premier album. Donc cela fait 10-12 ans. Je discutais avec Kristin de Lingua Ignota à propos de mon album solo, et elle en a parlé à Cathy, et tout a commencé ainsi. C’était important pour moi de ne pas être sur le même label ou le même management que mon groupe, car je ne voulais pas que Daughters devienne une part intégrale de mon travail, et vice versa. Je voulais garder les deux choses très séparées afin qu’il n’y ait pas de confusion.

Vous faites de longues pauses entre la sortie de chaque album de Daughters. C’est de là qu’est venue l’idée de commencer quelque chose de plus personnel, après votre tournée de  »You Won’t Get What You Want » ?
Non, j’ai voulu sortir un album solo depuis un moment. J’ai fait quelques expérimentations, enregistré quelques démos sur GarageBand, mais je savais que ces idées seraient pour quelque chose d’autre que Daughters. Je voulais faire quelque chose qui ne faisait pas partie du groupe, et je ne voulais pas demander l’avis d’autres personnes quant à mon projet personne, je voulais avoir un contrôle créatif complet. Avec Daughters, parfois Nick (Sadler, guitariste) n’aime pas quelque chose que j’aime, ou vice-versa, et nous devons trouver des compromis. Sur cet album par exemple, il n’y a pas de basse. Je ne voulais pas faire un projet guitare, basse, batterie. Je voulais presque quelque chose qui n’aurait parfois pas de batterie. Quand tu es dans un groupe, tu ne peux pas faire ça. Imagine :  »quoi… Tu as écrit un morceau pour le groupe où je ne joue pas ? C’est quoi cette merde ? » (rires). Du coup, j’aime cette idée de contrôle total sur ce que je fais.

Tu étais censé présenter cet album au Roadburn 2020, qui ne s’est jamais déroulé. Comment vas-tu présenter cet album ?
On a des trucs prévus. Lingua Ignota et moi avons des concerts ensemble, j’ai joué à Roadburn et Dark Mofo… Et puis Covid est arrivé, donc je n’ai rien pu présenter. Imagine, il était censé sortir en février 2020 ! Je dois t’avouer que j’aimerais bien faire un live tout seul. Peut-être que j’inviterai quelqu’un à certaines occasions. Il y a des trucs de saxophones par exemple, ce serait bien d’avoir ces trucs bizarres en live. Mais pour l’instant, j’aimerais surtout tout faire tout seul, et avoir un set-up de scène original, quelque chose que je n’ai jamais fait auparavant. J’ai toujours été dans un groupe, donc je m’imagine parfaitement faire mon truc tout seul, me rendre compte que c’est nul et demander à des gens de me rejoindre. Mais pour l’instant, ne m’en fous. On verra ce qu’on fait lorsque l’occasion se présentera. [SD]