par Dejan Gacond

    Le bord d’un lac par une matinée ensoleillée… les prémisses d’un été insouciant… un petit vent agréable… des voiliers se déplacent avec fluidité sur la surface oscillante d’une eau claire… des cygnes paradent, les mouettes piaillent avec une frénésie joviale… plus haut des hirondelles font des spirales hallucinantes, se gavant d’insectes invisibles à l’oeil humain… des étudiantes rigolent, d’autres jouent au Aki et ça fait bien longtemps que l’on pas vu ce jeu de hippie… ça fait bien longtemps qu’on a pas vu des hippies se disent deux types aux chevelures improbables assis au bord du lac…. Louis Jucker parle de surface des choses, d’équilibre fragile, de contexte, de rock qu’il a envie d’écouter… il évoque un besoin de parler d’une manière simple de chose compliquée, d’espace inconnus… Soudain une maman et son fils à la démarche encore un peu chancelante s’approchent… c’est fou comme les enfants ressemblent à des gens ivres ou le contraire je sais plus…bref… Le gamin est fasciné par un objet derrière Louis, une sorte de boîte avec une poignée, un cube bizarre et vieillot, un peu comme une caisse de vin oubliée à la cave… une boîte étrange dont émane un manche, des frettes, des touches, des cordes… l’enfant est intrigué et sa maman se lance…

Tu as vu cette guitare Basile ?… (La dame hésite un instant et regarde Louis)
Bonjour Monsieur… enfin… euh c’est bien une guitare ?
Bonjour…euh oui… mais c’est aussi une valise…
Ah… (petit rire nerveux)… bonne journée…
Merci vous aussi…

    Il doit y avoir une histoire à propos du son… et aussi une autre à propos du mouvement… si le son a une vitesse, la vitesse doit bien avoir une musique non ? Comme l’écrivait Robert Musil « Mais si il y a un sens du réel, (…) il doit y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. ». La recherche d’un déséquilibre parfait, d’une oscillation entre l’inconnu et les repères potentiels, entre la réalité du rêve et le songe du réel… Emilie Zoé parle de traverser des rivières, mais à tâtons, sans trop de repères, quelques cailloux pourquoi pas, mais tout en sachant que je vais aussi tomber à l’eau… Steven Doutaz de rentrer dans des voitures par le coffre et c’est voulu quoi !… Pascal Lopinat de monolithes sonore posés dans des terrains… Tous parlent de construire des amplis, de sincérité et de faire la musique qu’ils ont envie d’écouter… Ils les ont construit d’ailleurs ces amplis, en essayant, en découvrant, en donnant au son un endroit où être… Il doit y avoir une histoire à propos du son… et aussi une autre à propos de la matière… on raconte d’ailleurs que la musique existe. Mais comment une chose immatérielle et évanescente peut-elle donc être au monde ? Et pourtant c’est à travers des corps et grâce à des objets que la musique existe non ? Emilie me racontait l’autre jour qu’ils se sont échangés des disques avec Louis lors de leur première rencontre… C’est même dans le corps que naît l’idée de la musique non ?… avant les mots, avant la perception… dans le flottement amniotique du ventre maternel…une connexion liminaire au rythme éternel… avant d’être dans le monde, avant d’être un autre, avant d’avoir envie de construire des Altro Mondo… être ailleurs… il doit y avoir une histoire à propos du son… et aussi une autre à propos des utopies… l’utopie c’est l’idée d’un ailleurs qui existe nulle part… avoir une ferme et faire pousser des légumes raconte Emilie avant d’ajouter ; bon j’inviterais mes potes pour faire des concerts quand même… Pour Steven, c’est construire un monde possible où déployer son idée du rock, car elle n’a pas toujours été compatible avec la réalité contemporaine d’un rock trop structuré. Ce qu’il veut, c’est flirter avec cette récurrence aléatoire du hasard. Pascal décrit la musique comme une oscillation entre le mathématique et le magique, puis y mettre de l’âme !… J’essaye d’être chez moi partout dit Louis. Pour eux, l’utopie c’est une cabane, on peut la construire, la réaliser, la déplacer, la matérialiser…!

    Jouer de la musique avec quelqu’un, c’est un peu comme faire une cabane disait donc Louis en pensant certainement aux prochaines constructions bancales, éphémères qu’il composera. Un machin assemblé par ses soins avec les gens qu’il imagine et les objets qui l’entoure… quelques bouts de bois, des copains, un peu de ficelle, un enchevêtrement d’idées, d’énergie et d’envies… un processus fluide comme il dit… Parfois pour élaborer ses cabanes, il faut trouver un îlot approprié, un espace possible… d’ailleurs après avoir enregistré le disque de Autisti à La Chaux-de-Fonds sur un 4 pistes déglingué, Emilie et Louis ont embarqué le précieux appareil à La Cité des Arts de Paris afin d’y enregistrer les voix. Un bâtiment étrange que cette cité des arts, surtout pour un architecte j’imagine… un bloc, assez peu hausmannien dans le style, des long couloirs, une succession de portes avec des noms saugrenus inscrits sur des plaquettes, des choses comme « Atelier Le Corbusier, Canton de Neuchâtel », du lino vert olive au sol… dès mes premiers pas dans ces couloirs obscurs, ça m’a fait penser à une institution psychiatrique… ceci-dit, un disque qui s’appelle Altro Mondo par un groupe nommé Autisti ne pouvait qu’être finalisé dans une sorte d’hôpital pour artistes, surtout après avoir été enregistré à La Chaux-de-Fonds, une ville réputée pour être un asile psychiatrique à ciel ouvert. Il y a une forme de démence consciente chez Autisti. Antonin Artaud a écrit et dit quelqu’un part que les asiles d’aliénés sont des réceptacles de magie noire. Quand j’y étais dans cette même pièce – en 2009 – je lisais trop Artaud d’ailleurs, un flirt avec la folie, mais un rapprochement avec le caractère magique du réel, du sol, des sons… c’était aussi la naissance d’une perception kaléidoscopique du néant… la possibilité d’une utopie re-matérialisable, connectée à la musique… presque comme une cabane… un truc que l’on peut construire… un truc que l’on peut déplacer… d’ailleurs tous les membres d’Autisti ont déjà joué dans cette utopie-là, dans ce kaléidoscope-ci ou dans celui-là… les cabanes c’est les souvenirs d’enfance… ce premier espace que l’on crée avec ses potes de quartier, qui nous appartient, comme si on devenait une tribu ou un groupe de musique… Dans « Peaches for Plane » de Autisti, Louis imagine que lui, Steven et Emilie sont des enfants-lombrics creusant à travers des pêches cosmiques en direction de planètes inconnues… quelque chose dans le genre… un trip intergalactique pour retrouver Peter-Pan, pour se reconnecter avec l’insouciance instinctive de l’enfance, avec la spontanéité naïve d’un monde toujours à découvrir…

    Il doit y avoir une histoire à propos du son… et aussi une autre à propos de l’émotion… une quête d’un état de flottement méditatif, les phases successives d’un éveil permanent, un rapport harmonieux à soi, aux autres et au monde… un dépassement de l’être à travers la musique. Emilie Zoé dit qu’écrire des chansons, ça fait réfléchir sur ce qu’on vit. Il y a chez elle un lien sensitif, fragile à la musique… et parfois elle réfléchit beaucoup sur son rapport au monde et à la musique, sur sa place dans le monde musical… un espace sonore dans lequel elle a plus que sa légitimité d’ailleurs et qu’elle envisage comme une recherche d’émotions… les émotions étant multiples, elle incarne chaque état potentiel dans son jeu, dans son chant et dans ses expressions… ses grands yeux reflètent de la sensibilité, de la fureur, de la fureur sensible et de la sensibilité furieuse… Des fois elle fait même un peu peur hein ? me disait Daniel Fontana avec son accent français et son timbre vocal si unique… Faut dire que Louis Jucker n’est pas toujours complètement rassurant non plus sur scène, celles et ceux qui l’ont vu avec Coilguns doivent s’en souvenir…Vous verrez dimanche à la Kilbi que le bougre n’est pas tout calme non plus avec Autisti… Pourtant Louis est aussi cet ovni folk écrivant des chansons capables de faire pleurer un gardien de prison ou un douanier. Chez Autisti, comme dans leurs autres projets, on ressent cet équilibre fragile entre la douceur et la violence qu’il s’agit de percevoir, cette limite ténue, ce laboratoire semi-improvisé comme dit Louis.

    La dernière fois que je suis allé à la Kilbi, j’avais 20 ans et c’était pour voir Sonic Youth racontait Steven dans mon salon enfumé… Un peu comme chez Sonic Youth, l’ancien groupe de Steven, les Welington Irish Black Warrior, construisait un mur du son impressionnant, le dépassant souvent… leurs concerts étaient d’une intensité autant brute que brutale… Il y avait une apparence de bordel pas géré mais tous les morceaux étaient construits afin d’être surprenants… Un peu comme chez Autisti… un peu comme la Kilbi… d’ailleurs Steven rêvait d’y jouer un jour…puis la vie a fait qu’il arrête momentanément la musique, d’où l’arrivée de Pascal dans le projet Autisti et si ce dernier dit avec humilité que c’était surtout pour  répondre à une nécessité, tant ses connaissances profondes de la technique musicale que son goût subtil pour l’improvisation instinctive collaient aux idées de Louis Jucker et à l’énergie humaine qu’il désirait rassembler et partager. Qui sait ? Peut-être seront-ils un quatuor et non un trio pour leur concert de dimanche à la Kilbi ? Peut-être y aura-t-il deux batteries ? Un festival mythique, une aura magique, une âme puissante, une beauté profonde et unique… La Kilbi est une sorte d’utopie matérialisée… une sorte de cabane… une énergie particulière émane des profondeurs du sol, c’est un espace idéal, pour paraphraser Robert Musil, la Kilbi c’est le sens du réel et le sens du possible… la puissance énergétique du sol jaillit sur les corps qui l’arpentent… Tout semble envisageable… parfois des choses que l’on aurait même pas pu imaginer deviennent une réalité proche d’un rêve… comme rencontrer Lydia Lunch au Bad Bonn et développer avec elle une relation autant amicale qu’artistique, comme Thurston Moore qui te demande une dédicace au petit fanzine kaléidoscope que tu viens de lui offrir… ou comme faire une performance au Bad Bonn avec Louis Jucker en ouverture de Lydia Lunch… Il doit y avoir une histoire à propos du son… et aussi une autre à propos des connexions… comme la recherche d’un déséquilibre parfait, comme une oscillation entre l’inconnu et les repères potentiels, comme un flirt interstitiel entre la réalité du rêve et le songe du réel…

La Chaux-de-Fonds le  30 mai 2017

© Noe Cauderay

    

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